Fils, Olivier Vossot (par Marc Wetzel)
Fils, Olivier Vossot, La Crypte, avril 2023, 108 pages, 15 €
Un père alcoolique, faible et qui « brûle seul » (qui déploie sa rare énergie à la consumer, et ne paraît rayonner que pour « éteindre tout » le reste, p.40) ; voilà le viatique éducatif de l’auteur, donnant lieu à une sorte de pénitentiel et pénitentiaire récit – ou plutôt relation impressionniste, car tout revient comme voleter au-dessus d’un centre qui toujours se dérobe – de formation. C’est que le géniteur a pris pour lui (et non sur lui !) tout le vestiaire des conditions, n’a pas laissé vacante la place à prendre, par l’autre, pour devenir soi. Il aura comme muré le préau d’investiture :
« je commence
et tu n’as pas de fin
tout menace d’éteindre tout
brûle du feu déçu piétiné
brûle seul
ne brûle pas » (p.40)
C’est qu’un père est trois choses, au moins : c’est d’abord l’être fondateur (la source inaugurale, l’assise de sécurité sensée), car tout fils est à fonder, à établir en sa propre et vivante raison d’être ; tout père est d’autre part l’être spontanément vénérable ; le seul qui, se montrant estimable, calibre assez hors de lui toute future estime, venant incarner la noblesse de maintien et de conduite qu’on s’honore d’honorer ; enfin le père est intendant de la maison commune, moins chef qu’arbitre de famille ; si la mère crée le sol enfantin, le père assure d’une filiation bien-fondée sous le même toit, incarne la valeur même de faire maison. Ces trois réquisits paternels (fondation, déférence, puissance d’un chez-nous) sont défaillants et trahis dans la sombre et saccadée litanie de non-formation du recueil. Quelques notations l’illustrent exactement concernant – respectivement – l’attention littéralement asséchée, inexistante ; la faillite de toute intimité domestique ; l’asphyxie d’un cœur fermé sur sa faute :
« Dans les yeux de mon père ce n’est que lui que je voyais. Jamais il ne quittait sa détresse pour la mienne » (p.99)
« De ta main à la mienne
l’épaisseur du vide
maison où plus rien n’est intérieur
toutes peaux dissoutes » (p.24)
« La voix en toi qui se tait
troue la nuit, tu m’as aimé
comme on t’a aimé
depuis la part de soi qu’on hait » (p.27)
Olivier Vossot rapporte donc, en formules nettes et concises, une enfance sans beauté ni promesse, en tout cas sans confiance, c’est-à-dire rendue incapable de s’épanouir assez pour se quitter un jour avec fruit. Tout enfant a en effet besoin, hors de lui, des quelques éclairs de perfection qui comblent sa sensibilité naissante (la formule est du philosophe Pierre Dulau) « au-delà de ce qu’elle croyait savoir d’elle-même ». L’auteur l’énonce ainsi : « Dans le jardin, le jeu n’était qu’une attente de plus » (p.95). C’est que jouer, c’est savoir s’essayer au monde tout seul, faisant et défaisant à loisir les règles d’activité pour former la liberté supérieure et sérieuse, celle de vivre. Le jeu forme au plaisir d’être, mais l’attente véritable d’un enfant va, non à l’activité ludique (s’occuper avec grâce, et recommencer ses essais ou exercices de présence), mais à quelque chose que seule la perfection rencontrée peut établir : être surpris par le bonheur, soudainement soulevé et débordé par une vague édénique, pressentir physiologiquement l’advenue du meilleur. À l’opposé, une enfance qui fut passée à écourter (d’ailleurs vainement) – pour l’écarter ! – le malheur, n’a pu que mourir à elle-même :
« Je ne voulais pas voir. Je voulais que cela meure. Qu’il boive plus vite. Que le sommeil l’avale plus vite et qu’enfin en moi tout s’endorme » (p.96).
Bien sûr, l’homme qui boit eut lui-même un père absent, et dévasté : la paternité est aussi un héréditaire atelier de présence : le fils du buveur, à son tour, hérite de la contagiosité des enfances en apesanteur, où faute d’amour inaugural, et de fidélité désintéressée, l’existence n’aura rien « pesé » (p.86) : « J’ai vieilli avant d’exister » (p.65), constate le fils, conscient que tout père normal, suffisant, ouvert à la présence, devrait faire obtenir l’inverse (une existence dont on saura vieillir – mûrir et mourir).
On connaît la formule de Wordsworth : « L’enfant est le père de l’homme » (le père surgira de l’enfant qu’on aura su faire amoureusement grandir) ; mais, justement, c’est un père en devenir à affermir, encourager, armer de sa propre puissance de vie, un père surtout, suggère l’auteur, à pouvoir confier à sa propre solitude créatrice, alors que :
« La solitude est un mot trouble. Il a toujours été là, tout près. De là est née ma solitude. L’entourer, fût-ce des yeux, lui sa tête basse au bord de l’abîme. La noirceur buvait ses pas. Prise à son impuissance, la mienne. Il me laissait le regarder, rouler sa pierre jusque dans sa gorge, me laissait le haïr » (p.68).
L’alcoolisation, c’est l’animalité à loisir : on y peut, comme une bête (authentique et malheureuse), catastrophiquement n’avoir plus besoin de savoir ce qu’on pense, et anesthésier notre propre résistance à nous-même. La poésie est alors l’ivresse inverse, comme une constructive et chantante confiance en la perfection, et le pari de désirer encore (pour reprendre l’idée de Guillaume Morano) ce qu’une vie tragique a pourtant cessé de croire réalisable.
Tout ne fut pourtant pas ici incertain et sombre. Une assise (un appui « solaire ») vint en même temps, certainement, pour permettre à l’enfant de supporter et formuler si franchement et nettement, par ailleurs, la paternelle éclipse de sûreté. Simplement, quand ce qui est vient tôt et longtemps menacer une enfance, l’enfant se tait ce qui est : il ne se dit pas non plus l’amour qu’il porte à ceux qui, à côté, le soutiennent et l’éclairent. Alors, quand une présence, aimée pourtant, elle-même meurt, le cœur de l’auteur reste sur le seuil (comme il l’avoue souverainement), et ne s’étonnera qu’après bien des années de l’impassibilité acquise :
« Dedans, la pièce toute entière était un seuil gelé. Bouche fendue, la nuit enfoncée comme un poing. L’ampoule au fond éclairait le corps inutile. Je n’ai pas pu avancer » (p.84).
Mais cette poésie, elle, miraculeusement, avance, lueur qui, à l’inverse, éclairerait l’âme utile, et nous repermettrait d’avancer.
Marc Wetzel
Né en 1980 à Dijon, Olivier Vossot vit et travaille près de Strasbourg. Personne ne s’éloigne (2017), L’échappée belle, L’écart qui existe (2020), et Les Carnets du Dessert de Lune, sont ses précédents recueils. Le rédacteur, lisant en même temps le remarquable Dictionnaire paradoxal de la philosophie (Cerf, 2022) de P. Dulau, G. Morano et M. Steffens, s’est ici permis d’en reprendre deux formules.
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