Fictions du corps, François Bon
Fictions du corps, mars 2016, dessins de Philippe Cognée, lecture de Jérémy Liron, 136 pages, 20 €
Ecrivain(s): François Bon Edition: L'Atelier Contemporain
Corps-objet ou corps-vécu, corps matière mais corps animé dérivant dans la ville ou immobiles, François Bon rêve le corps, ou plutôt les corps, et en grand lecteur de Kafka ou Michaux, nous propose une sorte de monde aux portes du nôtre dans Fictions du corps magnifiquement illustré par Philippe Cognée, aux Editions L’Atelier contemporain.
C’est un corps fantasmé ou né du rêve, peut-être celui de sa fréquentation des textes fantastiques aussi, que ces fictions, textes d’une ou deux pages maximum, racontent. Au nombre de 48 dont 7 appartiennent au prestidigitateur, pour dire l’étrange, et même oserais-je, l’inquiétante étrangeté de nos corps éphémères et protéiformes, tant ces fictions nous sont familières dans l’absurde jusqu’à l’angoisse qu’elles génèrent.
Des corps mouvants, au sens physique et métaphysique, des portraits décalés, miroirs à peine déformés de nos propres corporéités.
Fragmentés, jetables, inutiles, dissociés de la pensée, magiciens, qui rêvent souvent, corps vigiles ou gardiens, hommes-tout, hommes-rien, discrets voire invisibles dans ces lieux sans hommes et, que dire alors de ceux-là ?
« Le corps est une fiction que l’on se fabrique pour tenir ensemble les espaces et les temps dans lesquels on a eu lieu », dit Jérémy Liron dans la lecture qu’il en fait en présentation de l’ouvrage.
Le corps-sujet à la fois fort de son agir et de sa capacité à sentir, percevoir comme le dit Merleau-Ponty est ici « fictionnalisé », rendu à sa capacité à prolonger la parole, à moins que ce ne soit l’inverse ?
Corps non pérennes, changeant à tous les âges et en toute situation, différents aussi suivant le regard que portent les autres sur lui, image mentale que l’on se fait du corps de l’autre ou du sien.
François Bon écrit en décalé, comme dans une brume, ces textes brefs, à la frontière du fantastique, allégories des corps croisés, ceux qui accomplissent toujours les mêmes gestes, répondent à un métier, à un déplacement dans la ville, comme victimes de ce prestidigitateur qui vient occuper l’espace du texte à plusieurs reprises pour signer l’illusion dans la réalité, la fragmentation, la dissociation, l’amputation voire la disparition de tout ou partie du corps.
Le premier texte présentant le prestidigitateur dans son exercice d’illusion, plantant un couteau dans la tête de son partenaire, comme pour matérialiser le corps puis montrant ensuite la disparition du corps, ou sa transformation « lentement en lui-même » par un retournement de la peau vers l’intérieur, dénonçant comment la société nous impose un agir, une façon d’être ou de penser, une conformité à une norme, en oubli d’être ce que l’on est vraiment.
« Si aller à la rencontre de soi-même n’était pas ce si vieux secret si méprisé, nous aurions meilleure considération de ce à quoi, en cet instant, nous accédons et mettons en partage ».
Dans cet « exercice du retourné », fascinant d’illusion où le corps se retire et se retourne en lui-même, laissant apparaître le corps de l’intérieur, dans une véritable et complète mise-à-nu, comment ne pas voir une métaphore de l’artiste ou l’écrivain à l’œuvre ? dans cette pratique du « dehors-dedans » jusqu’à l’oubli de soi-même.
Dans son Artiste de la faim, Kafka faisait dire à ce dernier qu’il n’avait pas d’autre choix que de jeûner parce qu’il n’avait pas pu trouver d’aliment qui lui plaise. Dans sa recherche d’oubli de soi et de présence tout à la fois à soi, le prestidigitateur face à son public est dans cette recherche de perfection.
François Bon imagine ces rencontres qui sont autant de métamorphoses des corps de cet homme démembré qui travaille dans une administration, qui dit son besoin de « démembrement », pour retrouver son corps, dans cet exercice de « démonte et remonte, comme une hygiène », jusqu’à sa disparition totale.
Quels corps habitent ces hommes-pots, en haut de leurs grues ?
Qui sont ces hommes à la vision aiguë, du haut de leur poste d’armes et qui n’ont guerre sommeil, sinon des corps fixes « immobiles et affligés » ?
« Ils sont parmi nous depuis toujours, depuis le temps des chasseurs, des nomades et des guerres. Ils ne se mariaient qu’aux sœurs des hommes à la vision aiguë des autres tribus, ou, mais à défaut seulement, de la leur. Ils savaient se reconnaître entre eux, même dans la guerre, la survie et l’isolement.
Ils sont restés la nuit à la pointe des camps, ont dirigé les marches, ont humé le vent et les reliefs, dans le brouillard, les tempêtes de sable. Puis ils étaient sur le haut des remparts, des tours, sur les chevaux qui montaient au-devant des armées. Puis au mât des grands voiliers découvreurs ».
Comment la fatigue investit-elle le corps, le rend léger, flou, cotonneux, enveloppé de brumes ou pesant comme un rocher ?
Extraordinaire solitude des hommes sans pensée capables de parcourir l’espace sans inquiétude, indifférent au reste du monde.
Que sont ces hommes inutiles, tout aussi solitaires, enfermés dans leurs corps, dans l’attente d’un travail, d’un regard ? Hommes jetables ou transparents, hommes-rien, ou cet homme qui s’effrite, morcelé ou fragmenté qui fait penser à Bartleby… dont finalement le corps s’habitue.
Hommes qui s’effritent, enfermés dans leur tristesse, une tristesse invisible, des hommes qui rient cependant, donnent le change et ne veulent surtout pas qu’on relève leur tristesse, « qui travaillaient et vivaient comme les autres ».
« On disait que les hommes indéterminés parlaient d’une façon spéciale – je ne le crois pas.
On disait que les hommes indéterminés pensaient aussi de façon indéterminée – je ne le crois pas.
On disait que les hommes indéterminés ont d’autre façon de mener leur vie intime – je le crois, mais où est le problème. Il serait plutôt avec nous, les hommes comme tous les hommes (non, pas tous : moins les indéterminés).
On disait que les hommes indéterminés formaient un ensemble clos dans la ville, la société, le monde, – je ne le crois pas ».
Il y a les hommes inutiles et les indéterminés, il y a aussi les hommes flexibles, prêts à s’accommoder de tout. Immobiles ou sans immobilité, barbares ou instables, transparents ou ternes, ou encore qui questionnent la couleur des corps, hommes suspendus à des crochets ou qui chantent, qui sont rares et au « beau destin » sereins, sont-ils plus heureux ? Tout comme ceux qu’on décidait de garder jeunes, occupés à prendre soin de bien se nourrir ou de faire du sport. Même ces corps-là, n’épousent-ils pas le temps, au bout du compte ?
L’homme qui se tait ou l’homme absent, pas plus que « l’homme porte » sont-ils autre chose qu’un corps posé dans le manque, le vide ?
L’homme absent n’est pourtant pas un homme transparent, ni invisible, ni fuyant, il est là, bien présent dans son absence.
Les hommes crânes omnipotents qui parlent souvent pour ne rien dire, les surveillants, gardiens, vigiles, toujours plus nombreux pour veiller sur les autres corps…
L’importance des hommes qui se souviennent, ceux qui gardent trace et mémoire, et l’intérêt des lieux sans homme pour échapper à la vanité de soi.
Il y a encore les refaiseurs de vie à l’étrange métier, qui vont à reculons, ou les hommes-miroirs sans attaches, mobiles… des copieurs en somme, sans identité.
Tant et tant de corps dans ce monde calqué sur le nôtre, dans ce miroir à peine déformé et comme sorti d’un rêve pour nous faire réfléchir à notre propre présence dans le corps que nous habitons avant le monde que nous hantons.
Corps des hommes.
Fictions du corps comme autoportrait plan large. Ou, empruntant à René Char ces vers du Nu perdu, « comme si tu revivais tes fugues dans la vapeur du matin (…) l’irréel intact dans le réel dévasté »(Jérémy Liron)
Marie-Josée Desvignes
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