Fertilité de l’abîme, Denis Emorine
Fertilité de l’abîme, 2017, poèmes, 100 pages, 14 €
Ecrivain(s): Denis Emorine Edition: Unicité
Parler d’actualité en évoquant, par la même occasion, le passé (notamment en se servant de références historiques), voilà une partie de tout l’art de cet étonnant recueil d’un écrivain confirmé dans presque tous les genres.
L’auteur se sert de sensations universelles mais qui pourraient tout autant être très intimes, personnelles : « Je voudrais garder ta voix Tout contre moi A jamais Pour me réchauffer ».
Ce mélange de passé-présent a quelque chose de chimique, un peu comme on parle de la loi de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée », avec toujours l’Amour en « embuscade » : « Je ne sais quoi dire Pour empêcher la nuit de tomber entre nous ».
Les images fortes transcendent une réalité qui ressemble à du rêve ou… au cauchemar… : « Le sang recouvre le monde Je ne distingue plus rien La glycine est morte ».
Quelque chose d’Apollinaire et des Lettres à Lou dans les mots de ce poète.
Certains textes semblent être écrits dans un état second, une sorte de transe qui fait danser les mots entre la Vie et la Mort. Au bord de l’abîme, il y a ce sursaut de fertilité et certains reconnaîtront, avec certitude, la force du souvenir : « Sur le mur nu Crevassé de douleur La photo s’étire Elle a beaucoup vieilli Tu voudrais tendre la main Pour t’en emparer et la déchirer Mais ta main tremble ». En effet, aucun geste n’abolit le souvenir ; ce n’est pas possible !
Le déchirement devient alors universel, comme l’Histoire avec un grand H que rappellent les photos endolories avec leur apparence de rendre une douce Eternité à qui de droit.
La clé du recueil se situe sans doute entre la réalité et une sorte d’imaginaire fortuit : « Tous ces pas égarés Et ces gestes oubliés Il a pourtant fallu les imaginer ».
Mais je n’avais pas encore tout lu et le recueil va toucher à mon émotion personnelle très directe quand l’auteur évoque « la voix tue Sur le papier du deuil Se taire A jamais Pour traverser la vie renversée », le texte duquel sont issus ces mots étant dédié à « Jacqueline et Paul Van Melle » alors que, lisant Denis, j’avais pensé d’abord à… Kathleen, la fille de Paul.
Je ne ferais que répéter un grand poète majeur en ajoutant : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ».
Régulièrement l’auteur semble s’adresser à des dieux (ou le seul Dieu ?) arrêtés trop vite dans leur élan salvateur, l’Amour sauvant, in fine, la situation : « Entends-tu dehors le piétinement de la mort ? Nous partirons très loin pour lui échapper Je te jure Sur les mots d’amour que je porte ».
Denis Emorine, guide de l’abîme de la fertilité ? Certes oui, avec dans le dos le peut-être géant souffle d’une poète russe, comme Tsvetaieva, qui, fantôme jamais nommé, semble jouer du piano entre les lignes accompagnant la solitude du poète dans son phrasé très particulier.
Alors, mysticisme ou évocation d’une expérience personnelle ? Un peu des deux, sans doute avec cette sorte de projection, pour l’auteur, d’un autre lui-même réincarnant la poésie et son essence même à travers la tragédie en spirales continues des « condamnés » de l’écriture…
Patrick Devaux
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