Ferdaous, une voix en enfer, Nawal El Saadawi (par Yasmina Mahdi)
Ferdaous, une voix en enfer, Nawal El Saadawi, janvier 2022, trad. arabe, Assia Djebbar, Essia Trabelsi (Préface Assia Djebar, Prix de l’amitié franco-arabe 1982), 132 pages, 6,50 €
Des houris cloitrées dans les tentes, lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ?
Qu’avant eux aucun homme ou génie n’a déflorées. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ?
Coran, Sourate 55, Verset 72-75
La réclusion
Nawal El Saadawi signe un roman, célèbre dans les pays arabes, Ferdaous, une voix en enfer, relatant sa rencontre et sa confrontation avec une détenue de la prison de Kanater. La détenue se nomme Ferdaous (paradis, en arabe). Or elle est envoyée en enfer, incarcérée puis pendue. Face à sa visiteuse, Ferdaous se pose en héroïne sacrificielle, par son « refus de tout ».
Rien ne rattache l’enquêteuse à cette prisonnière des geôles du Caire, elle, « une femme de sciences » – émancipée, instruite, médecin –, à cette fille de paysans, déchue, persécutée, prostituée. Nous apercevons le fantôme de Shéhérazade, qui se relève d’un très long sommeil, en écholalie d’un Orient mythique, mais dont la vraie nature serait celle d’une héroïne sauvant toutes les jeunes femmes de la ville et dont le courage ne faillira pas. Ferdaous est la voix des sans voix, des humbles, l’appel douloureux qui repousse sans cesse l’invasion du machisme, sa menace, sa préhension inacceptable.
Et l’autrice reprend sans doute à l’identique la confession de Ferdaous, rouée de coups, humiliée, déconsidérée, abusée, dont le corps sert d’exutoire à la libido de centaines d’hommes. Dans ce pays, la morale est régie par la religion et les imams de façon arbitraire. Naître fille dans le monde arabe, c’est subir l’excision, la forclusion paternelle, ce qui aboutit à une existence restreinte par le mariage (souvent forcé), les nombreuses maternités, l’impossibilité de fuir. La prisonnière se raconte : « Quand c’était une fille qui mourait, mon père dînait, ma mère lui lavait les pieds, puis il s’endormait. À la mort d’un garçon, il frappait ma mère puis il se couchait, après avoir dîné ». Chaque mot de Nawal El Saadawi s’emplit de force, mot qu’elle lance comme une pierre à la face des oppresseurs. Ferdaous/Nawal El Saadawi : une seule et même personne ? Dans ce milieu oppressif, les femmes non plus ne sont guère tendres (belles-mères brutales, mères maquerelles profiteuses).
L’auteure aborde plusieurs sujets tabous, l’approche de la sexualité, le désir, les sensations brutes, l’état de nature, qui font frémir en cachette les adolescents.es. Néanmoins (comme dans de nombreuses parties du monde), seules les études demeurent une voie de salut. Elle embrasse à rebours l’histoire arabe, les tyrannies des monarques, guerriers ou esclavagistes, « tous des hommes avides et désaxés ». Certains hauts dirigeants sont d’ailleurs expressément visés : « pour eux, le mot “nationalisme” signifiait que c’était aux fils des pauvres à mourir pour leur terre ». Le texte se construit par métalepse, discours métadiégétique au vu des digressions de Ferdaous, intrinsèquement liées aux éléments du récit, dans le cadre d’un univers spatio-temporel commun aux deux locutrices, la cellule, lieu de réclusion. Le regard est une instance énonciatrice à part entière, qui possède une force giratoire cosmique et hypnotique : « yeux innombrables qui, face à moi, se transformèrent en d’innombrables cercles blancs avec d’innombrables cercles noirs, et tous étaient entraînés dans un seul mouvement circulaire » (encore une référence à l’islam, car le pluriel de haura est le féminin de aḥwar « qui a le blanc et le noir des yeux très prononcés ».) Ici, instance mystique de communication, médiumnique, des yeux des femmes ?
La société égyptienne ostracise fortement – exclusion sociale, prison, enfermement psychiatrique, censure, perte des droits civiques, pression médiatique, en plus de la séparation permanente entre les sexes dans l’espace public. Des images de la foule et des rues du Caire apparaissent brièvement, lors du sauve-qui-peut de Ferdaous, étourdie par « ce pullulement de gens » où « piétons et passagers restaient toujours pareils à des aveugles qui ne voyaient personne », étonnée de découvrir des quartiers de privilégiés.es, « Avenue propre et pavée, qui longeait le Nil et que bordaient des arbres imposants. Les demeures étaient entourées de murailles et de jardins verdoyants. Un air pur, sans poussière, a pénétré mes poumons ». Le Caire est une mégalopole indifférente au malheur des faibles, même la police est corrompue, et Ferdaous subit les sévices et la loi inique d’individus jetés sur son chemin.
La couleur verte n’est pas celle du paradis, ni couleur de la vie mais un mauvais présage. Les conditions de vie sont scandaleuses, dénoncées par l’orpheline : « La poussière du sol s’est transformée en boue dans laquelle plongeaient mes chaussures. Devant chaque maison s’étalait un tas d’ordures. (…) À chaque heure, entrait un homme. Les hommes étaient nombreux. D’où venaient-ils ? Tous étaient mariés, tous étaient instruits, tous portaient des serviettes de cuir lourdes, les portefeuilles de leurs poches intérieures étaient lourds, leurs corps lourds pesaient toutes les années du siècle ». Nawal El Saadawi est amère et lucide sur la réussite sociale et les dirigeants politiques de son pays, qu’elle assimile à des proxénètes. Partout, la pauvreté, voire l’extrême misère, la faim, la solitude, la prostitution, gangrènent le pays. « Or ils sont assoiffés de vie et la vie pour eux, c’est un surcroît de crimes, un surcroît de richesses ». La fin pathétique du livre n’exclut ni la dignité ni le courage de Ferdaous.
La belle préface d’Assia Djebar (née Fatima-Zohra Imalayène, 1936-2015), la première algérienne à être reçue à l’Académie française, parachève le tableau de la situation des femmes arabes, elle-même proche des mouvements d’émancipation féministes.
Yasmina Mahdi
Nawal El Saadawi, née en 1931 à Kafr Tahla, s’est éteinte au Caire en 2011. Sage-femme devenue psychiatre, elle est l’auteure d’une œuvre magistrale. Elle fut emprisonnée pour s’être opposée au président Anouar El Sadate, censurée et démise de ses fonctions, menacée de mort.
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