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Faux-prophètes et colère divine : La violence sacrée chez Sartre et Herzog (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 28.04.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Faux-prophètes et colère divine : La violence sacrée chez Sartre et Herzog (par Augustin Talbourdel)

« Jusques à quand, Yahvé, seras-tu caché ? Jusqu’à la fin ?

Brûlera-t-elle comme un feu, ta colère ? »

Psaume 89:47

« Le Seigneur Yahvé a parlé : qui ne prophétiserait ? »

Amos 3:8

« Nasty – À présent les prophètes pullulent.

Mais ce sont des prophètes de colère qui prêchent la vengeance ».

Le diable et le bon dieu, Sartre

Si, comme il est écrit dans l’Ecclésiaste, le principe de la sagesse c’est de craindre le Seigneur, alors on connaît aussi celui de la folie : le défier.

Or qui défie Dieu avoue qu’il le tient en respect. Goetz en fait l’aveu. Personnage principal de la pièce de Sartre, Le Diable et le bon Dieu, bâtard d’une famille noble qui a trahi et tué son frère, il joue le Bien et le Mal aux dés afin de se décider à raser la ville de Worms. Il considère Dieu comme le seul ennemi qui lui soit digne. Puis, ayant choisi de faire le Bien, il devient son soldat dévoué, son prophète. Il entend mener une guerre sainte selon sa volonté. Comme Aguirre, le conquistador espagnol dans Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog. La quête d’Aguirre porte un nom : Eldorado. Le phalanstère divin que veut fonder Goetz aussi : la Cité du soleil. Même exotisme sacré, même délire prophétique. L’expédition damnée sur l’Amazone symbolise le voyage intérieur d’Aguirre, lieutenant insignifiant au début, dernier survivant du radeau à la fin, et raconte la naissance de la colère divine à laquelle il s’identifie. Au début donc, Aguirre n’est prophète qu’en devenir. Goetz aussi. Et quand ils prophétisent, ils prophétisent contre, comme Ézéchiel. Quand un paysan demande à Goetz de prouver qu’il est prophète, il montre le sang sur ses mains. Aguirre n’a que la mort à promettre aux hommes qui le suivent dans son délire. Le premier se définit comme « le fléau de Dieu ». Le second, comme sa colère.

Aussi assiste-t-on, impuissant, dans le film et dans la pièce, à l’avènement d’un prophète. « Je vous le dis en vérité : tous les hommes sont Prophètes ou Dieu n’existe pas ». Telle est la conviction de Nasty dans Le Diable et le bon dieu, sorte de père des pauvres de Worms qui annonce sans cesse la venue de prophètes, pendant laïque d’Heinrich, prêtre des pauvres. Qui ne prophétiserait pas ? Nasty rêve d’une Cité de Dieu qui ressemble à la Cité du soleil de Goetz. Il y a toujours un peuple là où il y a un prophète : l’affirmation hérétique de Nasty ne fait qu’inverser cette loi. En apparence, elle obéit même à une certaine sagesse biblique : quand Josué invective Moïse, celui-ci répond : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! puisse tout le peuple de Yahvé être prophète, Yahvé leur donnant son Esprit ! » (Nombres 11:29). Ainsi, Aguirre juge que le guide désigné de l’expédition, Pedro de Ursúa, est mauvais prophète. Il le fait tuer. Chez Sartre aussi, Goetz doit se débarrasser non seulement de son frère mais aussi d’Heinrich, prêtre excommunié, pour assurer sa domination sur le peuple de paysans influençables. Depuis Moïse, prophète au-dessus des prophètes, c’est toujours à partir d’une mort qu’une nation accouche d’un prophète, comme si le sacré légitimait la violence. En Goetz et en Aguirre se réconcilient le prêtre et le soldat, la main qui bénit et celle qui juge. La mission prophétique exige à son commencement une guerre sainte : le siège de la ville dans la pièce de Sartre, la conquête de l’Eldorado et la conversion des sauvages dans le film d’Herzog. C’est toujours dans le sang que s’accomplit la volonté de Dieu : « Tout à l’heure, je marcherai dans sa peur et dans sa colère. Elle flambera : l’âme du Seigneur est une galerie de glaces, le feu s’y reflètera dans des millions de miroirs. Alors je saurai que je suis un monstre tout à fait pur », annonce Goetz. La comédie du Bien se termine toujours par un assassinat, dit-il en tuant Heinrich.

La légitimité du prophète ne cesse d’être mise en doute puisqu’elle est entre les mains des hommes qu’il guide. « Tu n’es pas l’homme de Dieu. Tout au plus son frelon », déclare Nasty à Goetz. Des prophètes, il en sort de partout à Worms : c’était bien la peine d’enfermer les curés, fait remarquer un paysan. Les prophètes pullulent dans la pièce de Sartre et se font la guerre entre eux. Même rapport de dominations successives chez Herzog, mais l’avènement d’Aguirre semble inéluctable dans la mesure où il déchire la fonction messianique en son sein et distribue autour de lui des parts de paradis à chacun. Il nomme un roi, se dote d’un prêtre : il ne lui reste plus que le rôle du prophète. Aussi est-ce le messie qui descend l’Amazone sur une barque qui ressemble en tous points à celle de Dante : la trinité se brise et seul Aguirre, le prophète, se dresse à la fin du film alors que le secret de sa mission n’est pas révélé. Ou plutôt il est entièrement révélé dans une formule obscure, comme les secrets de la Torah le sont dans un livre scellé que nul ne peut lire. Cette formule conclut d’ailleurs le film, lorsque Aguirre répète une dernière fois « je suis la colère de Dieu », simple périphrase qui rappelle le monologue de Goetz : « Il faut réchauffer la terre et je la réchaufferai. Dieu m’a donné mandat d’éblouir et j’éblouirai, je saignerai de lumière. Je suis un charbon ardent, le souffle de Dieu m’attise, je brûle vif ».

On pourrait tenir le discours inverse en argumentant que Goetz et Aguirre mettent à mal la prophétie dont ils semblent chargés. Revendication de Goetz : « Je suis l’homme qui met le Tout-Puissant mal à l’aise. En moi, Dieu prend horreur de lui-même ! ». Certes ils tiennent en respect leur Dieu, mais ils le défient : on ne sort pas de l’ambiguïté première. En outre, selon l’image qu’en donnent Sartre et Herzog, Dieu n’a aucune consistance métaphysique et sa nature ne présente rien de particulièrement chrétien, sinon qu’il est seul en son Olympe. Dès lors, le messie cède sa place au maître de vérité, lequel obéit encore à une trinité : celle de l’aède, du devin et du roi de justice, d’après la classification de Marcel Detienne. L’aède, chez Herzog, s’incarne dans l’indien qui rythme la traversée d’une mélodie à la flûte de pan ; chez Sartre, flûte et tambour sont l’apanage des paysans de Worms pour se divertir et se faire peur : « En Enfer ? (Tambour). Ou au Paradis ? (Flûte) ». Aguirre désigne le roi de justice durant la traversée en la personne de don Fernando de Guzmán, qui juge Pedro de Ursúa et périt mystérieusement sur le radeau, quelques jours plus tard. Goetz fonde son royaume dont il s’auto-proclame le roi, craint et méprisé par le peuple. Reste le devin, c’est-à-dire le visionnaire, celui qui a des visions ou des songes. Autrement dit le prophète, l’élu, celui « que le doigt de Dieu coince contre un mur », selon Heinrich.

Il y a bel et bien une prophétie qui se déploie et se réalise dans Le Diable et le bon dieu comme dans Aguirre. Cette prophétie se présente d’abord, on l’a dit, comme une violence sacrée, c’est-à-dire comme une praxis. Mais à quelle loi obéit cette praxis ? Au nom de quelle croisade s’autorisent-ils à tuer ? Car les têtes tombent, nombreuses, au sens propre chez Herzog, figuré chez Sartre. L’accomplissement de la prophétie en dépend : que les conquistadors abandonnent et la quête d’Aguirre est anéantie ; que les pauvres de Worms croient aux faux-prophètes comme Karl et la cité du Soleil s’écroule. Plus encore, les hommes dérangent : « je n’aurais jamais dû m’occuper des hommes : ils gênent. Ce sont des broussailles qu’il faut écarter pour parvenir à toi », déclare Goetz à Dieu. Seules les broussailles de la forêt amazonienne séparent Aguirre de l’Eldorado. Après avoir guidé un peuple, qu’il soit encore présent pour jouir de la terre promise ou qu’il ait été décimé pendant la traversée du désert, le prophète se retrouve inévitablement seul. Seul avec Dieu. Comme si le peuple à délivrer n’était qu’un prétexte. Il y a le ciel et l’enfer c’est tout, dit Heinrich à Goetz : « tu jouiras de toi pendant l’Éternité ». Le dernier plan d’Aguirre illustre admirablement cette consommation solitaire de la prophétie, dans une éternité qui se présente sous la forme d’une immensité d’eau qui entoure le radeau d’Aguirre et d’un paysage inachevé que Dieu, dans sa colère, a abandonné. L’Eldorado d’Aguirre ressemble peu au paradis. Il pourrait faire sienne la phrase de Goetz : « quelquefois, j’imagine l’Enfer comme un désert qui n’attend que moi ».

À quelle loi, donc, obéit la praxis de nos pseudo-prophètes ? En ce qui concerne Aguirre, la parole qu’il réalise n’est autre que celle qu’il prononce à plusieurs reprises dans le film : « je suis la colère de Dieu ». Dire c’est faire : le courroux divin s’incarne dans le personnage d’Aguirre, craint par tous bien que ses prises de parole soient succinctes. Contre quoi la colère de Dieu se dirige-t-elle ? Contre le peuple impie qui vénère un autre Dieu dans l’Eldorado, une espèce de veau d’or ou une quête vaniteuse. Contre ceux qui s’opposent aux desseins de Dieu. La colère de Dieu désigne aussi et surtout l’énergie divine, le souffle sacré dont parle Goetz, le souffle de Dieu qui plane au-dessus des eaux au début de la Genèse. En ce sens, la colère apparaît comme le négatif de la crainte, comme son pendant actif et divin. « Au lieu de ces ténèbres, tu donnas aux tiens une colonne flamboyante, pour leur servir de guide en un voyage inconnu, de soleil inoffensif en leur glorieuse migration » (Sagesse 18:3). Comme les derniers chapitres du livre de la Sagesse, Aguirre, la colère de Dieuoffre une relecture de l’Exode. La quête y apparaît comme le négatif de l’exode, comme si le peuple élu par Dieu, pris d’une audace aguirrienne et habité par la colère divine, remontait les eaux pour se venger des Égyptiens et conquérir leurs terres. Chez Herzog, la grande forêt se dresse autour du radeau comme les vagues ouvertes par Moïse et, tel était le risque encouru, les conquérants finissent, non pas recouverts et noyés par l’eau, mais à découvert, à la merci de l’ennemi. L’audace de Goetz se trouve aussi mal récompensée que celle d’Aguirre, même si l’on ne connaît pas l’issue du combat qui s’engage à la fin de la pièce. Nasty invite Goetz à l’action : « Quels que soient les desseins de Dieu, nous sommes ses élus : moi son prophète et toi son boucher ; il n’est plus temps de reculer ».

Le verdict s’impose : le vêtement de prophète est trop grand pour Aguirre et Goetz. Celui de moine aussi : aussi Goetz le retire-t-il à la fin de la pièce pour retrouver ses habits de soldat ; les seuls qui lui conviennent, les seuls qui conviennent aussi à Aguirre. Le scandale a beau arriver par les deux hommes, ils ne le provoquent que machinalement ou bien par erreur. « La nuit tombe : au crépuscule il faut avoir bonne vue pour distinguer le Bon Dieu du Diable » dit Goetz à Hilda, dans un élan de lucidité. Pour distinguer un prophète d’un suppôt de Satan aussi, il faut une bonne vue. Tous deux prêchent la violence sans le dire et accélèrent l’apocalypse là où le prophète devrait mettre en garde le peuple, comme le fait celui de Tarkovski dans Nostalghia. La foi ne résiste pas à l’ambition et au besoin d’être adulé chez Goetz. Mais au-delà de tous les vices communs qui corrompent les deux faux-prophètes, ils ont cru trouver Dieu là où il n’était pas, là où il n’y avait que l’homme ou – pire – le diable. Ils ont voulu, selon l’aveu de Goetz, se faire pilier et porter la voûte céleste. Mais le ciel qu’ils arpentaient était un « trou » pour Goetz, un mirage pour Aguirre comme le bateau dans le ciel qu’il croit voir, en proie à des hallucinations. Où Dieu loge-t-il demande Goetz ? Réponse augustinienne : en toi.



Augustin Talbourdel

 


  • Vu: 1861

A propos du rédacteur

Augustin Talbourdel

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).