Faune et flore du dedans, Blandine Fauré, par Sandrine Ferron-Veillard
Faune et flore du dedans, août 2018, 220 pages, 20 €
Ecrivain(s): Blandine Fauré Edition: Arléa
« Il faut faire de la nature un projet de droit », déclarait Michel Serres (1), ajoutant qu’il faudrait urgemment « trouver un avocat à la nature ». Trouver des remèdes. Plus de marrons, plus de fleurs, plus de merles, plus de mésanges, plus de moineaux, plus d’abeilles, plus d’insectes pour nous importuner. La Nature ne nous dérangera plus. Et ça se joue à trois ans près. Le vivant qui meurt dans nos appareils, pour nos pulsions, grâce à nos progrès. Pourtant ! Nous avions toutes les bonnes raisons d’agir ainsi. Il fallait bien pallier la peur ancestrale, n’est-ce pas, la peur matrice de nos cerveaux, réduire la dépense d’énergie pour maintenir nos existences. La vie avec une belle majuscule, quitte à tuer tout ce qui la menace directement.
La Nature.
Ne croyez donc pas que ce livre est un manifeste. Ne cherchez d’ailleurs pas de qualificatif, vous n’en trouverez point. D’une nature plutôt épiphyte. Car s’il devait être un végétal, il serait une liane.
Épiphyte, qui croît sur d’autres plantes sans en tirer sa nourriture.
D’abord le livre. Il est beau, toujours élégant chez Arléa. Presque une spirale, ou une lente calcination immersive nous attirant, vers le fond, toujours plus profond, entraînés. Sortir du livre pour entrer dans la forêt primaire et ses lectures. Ses double-fonds.
Louise est une artiste, plasticienne, photographe. Elle s’engage, rejoint une équipe de scientifiques au Pérou. Explorer le parc El Manu, la jungle amazonienne, collecter l’inconnu, prélever ce qui disparaît, photographier l’inattendu ou dessiner la lumière, la montée de la vie vers le ciel. La sève. Le souffle. Percevoir la forêt. Elle respire, rugit, elle appelle, absorbe, elle éponge. La forêt dissout ce qui n’est pas véritable.
Pourquoi Louise est-elle partie ?
Jouer avec la confusion. Et comprendre que ce que nous lisons se lie soudain avec ce que nous vivons.
À qui s’adresse la narratrice ?
Se lier, se livrer et jouer toujours.
Louise est partie pour fuir un homme, grâce à un autre. Se blottir dans les deux. Partir pour étreindre une forêt.
La première nuit dans la forêt amazonienne est loin d’être un rêve. Le temps du rêve rendu à la vie, offert à elle. Le battement de l’eau, le chant du temps, le bourdonnement des âmes végétales. Strates de sons infernaux comme autant de planchers qui craquent, de meubles qui se fissurent, d’ampoules qui éclatent. Les bêtes innommables qui hantent nos délires. La disparition, la trahison, l’abandon, le rejet ou la honte. La peur du noir. Toutes nos terreurs réunies. De la forêt au béton des cœurs. La narratrice se souvient. Revenir en arrière ou se réveiller. De l’aurore à l’épilogue, elle se souvient des premières sonorités, des premières larmes. Les premières écorchures. Par étapes, elle sonde. Elle exhume. Elle classe. Bien sûr.
Chaque chapitre a pour titre une définition. Chacun est un parcours miné. Méticuleux.
Taxinomie, science des lois de la classification des formes vivantes.
Définir chaque couche et ses composés. L’écriture, telle une science du vivant. Et pourtant.
(…) je n’avais pas conscience de la richesse du vivant, de la diversité de ses expressions, j’étais ignorante, imbécile dans ma vie de rues, de pavés, de livres et de photos, ici les couleurs des crapauds semblent provenir d’un autre monde, je ne suis plus capable de les énumérer, rouge, bleu, vert – les mots sont en-deçà de tout, n’arrivent plus à coller au réel.
Économie de pas, économie de mots. L’écriture est maniée à l’instar d’une espèce vivante, fragile surtout. L’écoute est précise, le soin extrême. L’art de l’observation silencieuse et de la prise de vue. La narratrice se souvient. Remontée des images à la surface de la mémoire, la mémoire-logiciel qui rappelle le souvenir. Et tout se confond à nouveau. Le cadre, le livre, l’avant, la mission, les personnes. L’homme aimé ou la forêt ou les deux. Faune et flore du dehors. L’expédition et ses missions. Ses buts et moyens. Le combat contre les absences. La forêt en œuvre. L’ensemble des résistances. La fusion des corps. Des milliards d’êtres en circulation qui se disputent un bout d’espace. Et tout se referme à nouveau. Il est peut-être là le fil rouge du texte, ce point précis qui nous offre l’accroche, la vibration, la gravité.
La dissolution.
L’absence d’une paroi, d’un contour, d’une définition pour revenir à la lumière. La source primaire. Au-delà du langage et de ses écritures, lorsque nous étions des experts de la lecture. Lire le battement de l’eau, le chant du temps, le bourdonnement des âmes végétales. Lire le frisson sur une peau. Boire la sève, plonger au cœur de la chair et du tissu, s’y fondre, pénétrer par amour, par recherche ou par métier. Aimer et faire l’amour, ici point de frontière.
À mi-chemin, le texte tombe, les mots en cascade, l’expédition est brisée. La forêt n’avance plus, elle avale. À nouveau, nous sommes perdus, emportés avec les personnages, perdus, entre vie et mort mais au fond n’est-ce pas là un parti pris. Être perdus pour mieux comprendre.
Louise avance.
Démêler les fils qu’elle a elle-même tendus. Les pièges. Rompre les faisceaux d’alarme. Couper les milliers de bras qui enserrent comme autant de corps gélatineux, de corps froids entrelacés. Aller encore et encore, jusqu’au trou noir attraper sa motivation primaire, sa phobie inavouable et toutes, les traverser pour vivre l’après. Ou s’abîmer dans sa propre substance fibreuse.
Louise avance plus profondément.
Les noms et les visages se mélangent, la faune et la flore sont désormais des motifs indéfinissables. La voix de la narratrice se divise, une voix, deux voix, plusieurs, les mots aussi se divisent. Le livre dans le livre et dans le livre, un carnet que la terre a sali. Salir. Descendre plus bas, chuter de plus haut. Et toucher le cœur palpitant du texte, du livre viendra l’après, son but et sa matière, ce qui va au-delà de toute critique.
Un regard qui s’imprime dans ma chair sans que je ne puisse rien y faire, et où je perçois aussi, intraduisible, une demande. Alors depuis ce jour, je cherche dans la nature comment la déchiffrer et lui apporter, peut-être, une réponse.
Nous ne sommes plus perdus. Nous sommes reconduits à la sortie par une infinité de voix. Elles remontent. Vers la surface, vers la canopée. Du dedans au dehors, de bas en haut, de l’obscurité à la clarté. Du fond des entrailles au premier cri.
Une lecture pour la jouissance du déroutement, de la cadence et de la rétractation, du déplacement en spirale. Lire pour le plaisir de la descente et de l’élévation. Lire tant le champ lexical que le chant spirituel.
Spirale ?
Non.
Ce n’est pas une spirale mais plutôt un mouvement hélicoïdal.
Mouvement hélicoïdal, mouvement d’un solide qui tourne autour d’un axe fixe en se déplaçant le long de cet axe.
Sandrine Ferron-Veillard
(1) Entretien donné au journal Le Parisien pour la nouvelle édition de l’ouvrage Le contrat naturel, aux éditions le Pommier, septembre 2018.
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