Faulkner, nid de coucou et nœud de vipères : L’idiot de la famille Compson (par Augustin Talbourdel)
« Si quelqu’un parmi vous croit être sage à la façon de ce monde,
qu’il se fasse fou pour devenir sage ;
car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu. (…)
Le Seigneur connaît les pensées des sages ;
il sait qu’elles sont vaines ».
1 Corinthiens 3:19-21
« J’ai mis tout mon cœur à comprendre la sagesse et le savoir,
la sottise et la folie,
et j’ai compris que tout cela aussi est recherche de vent ».
Ecclésiaste 1:17
Vol au-dessus d’un nid de coucou est un film faulknérien à condition de n’en garder que le sens propre, le premier sens de cuckoo dans la chanson que se répétait dans son enfance le « Chef » Bromden pour travailler sa prononciation : « Wire, briar, limber-lock / Three geese in a flock / One flew east, one flew west / And one flew over the cuckoo’s nest » (Fil de fer, ronces, serrure souple / Trois oies dans un troupeau / L’une s’est envolée vers l’est, l’autre vers l’ouest / Et l’une a volé au-dessus d’un nid de coucou). Dans Le Bruit et la fureur, une image toute similaire se présente aux yeux de Quentin, le jour de son suicide, alors qu’il erre sur un ponton désert : « Trois mouettes planaient au-dessus de la poupe comme des jouets suspendus à des fils invisibles ». La même image revient quelques pages plus tard, dans la bouche du père de Quentin cette fois-ci, Jason : « Une mouette suspendue dans l’espace à un fil invisible planait. On emporte le symbole de sa frustration dans l’éternité ». Chez Faulkner, comme chez Ramuz et quelques autres, les phrases se couchent sur la feuille, puis se retirent et se couchent à nouveau, comme autant de vagues successives et d’inondations par la langue.
On identifierait volontiers Maury, un des enfants de Jason et Caroline Compson dans Le Bruit et la fureur, au « Chef » Bromden de Forman qui, au début du film, apparaît comme un géant indien, sourd et muet. À ceci près que le « Chef » sort de son mutisme dans un dialogue avec McMurphy, semble alors avoir toute sa raison et parvient à quitter l’asile à la fin. Autrement dit, le « Chef » commence en Lennie et finit en George, pour reprendre le célèbre duo dans Des Souris et des Hommes. Tel n’est pas le cas de Maury. Chez Faulkner, « quand on est né putain, on reste putain », phrase qui ouvre le monologue intérieur de Jason, le « premier Compson sain d’esprit » écrit Faulkner avec ironie, et qui concerne sa nièce Quentin ; de même, quand on naît imbécile, on le reste. À la rigueur, on change de nom, puisque pour conserver la dignité de la famille Compson, Caroline renomme Maury, son fils attardé, « Benjamin », rapidement réduit à « Benjy » ou « Ben ». « Benjy vient de la Bible, dit Caddy. C’est un meilleur nom pour lui que Maury ». Benjamin en référence au second et dernier fils de Rachel et de Jacob dont il est dit dans la Genèse (35:18) : « Au moment de rendre l’âme, car elle se mourait, elle le nomma Ben-Oni, mais son père l’appela Benjamin ». « Ben-Oni », en hébreu « Ben-’Owniy », signifie « fils de ma douleur ». Dans le monologue intérieur où Quentin évoque son frère, Faulkner fait du nom Benjamin le mot de passe de son roman, de même que Jason reproche à sa nièce Quentin, enfant de Caddy, aux fréquentations mauvaises et au style vestimentaire indécent, de faire de son nom (Compson) « le mot de passe de la ville ».
« Benjamin l’enfant de. Comme il aimait s’asseoir devant ce miroir. Refuge infaillible où les conflits s’apaisaient, se taisaient réconciliés. Benjamin l’enfant de ma vieillesse gardé en otage en Egypte. Oh Benjamin. Dilsey disait que c’était parce que maman était trop fière pour lui. C’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans la vie des Blancs, en infiltrations noires, soudaines et aiguës qui isolent un instant, comme sous un microscope, le fait des existences blanches et en dégagent les vérités indiscutables ; le reste du temps, des voix seulement, qui rient là où nous ne voyons rien de risible, des larmes sans raison de pleurer. On en a vu qui, lors des enterrements, pariaient que les personnes seraient en nombre pair ou impair. Tout un bordel de Memphis fut pris soudain de folie religieuse. Nues, elles se répandirent par les rues de la ville. Il fallut trois agents pour maîtriser l’une d’elles. Oui Jésus. O bon Jésus. O Jésus, mon bon maître ».
Ici entre en scène un nouvel acteur du roman : le « nègre » – « nigger » sous la plume de Faulkner –, que ce dernier définit davantage comme une « manière d’être » (« form of behavior »). La famille Compson, vieille famille du Sud des États-Unis, anciennement prospère et hautaine et qui a peu à peu sombré dans la misère, vit assistée et de plus en plus aux dépens d’une génération de nègres, comme beaucoup d’autres familles de l’État du Mississippi au début du siècle dernier. Dans son monologue plein de haine et de fureur, Jason, chef du foyer depuis la mort de son père et la maladie de sa mère, se scandalise du fait que les nègres de sa famille – la grand-mère Dilsey, son mari Roskus, leurs enfants Versh, T. P. et Frony, et Luster, le fils de ce dernier – parce qu’ils sont restés longtemps dans sa maison, « se figurent qu’ils sont maîtres ». Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, ils règnent en maîtres : le personnel qui assiste l’infirmière en chef Mildred Ratched est composé de quatre Noirs, mis à l’épreuve par McMurphy et fréquemment violents à son égard. Les Noirs représentent alors l’ordre, la puissance, la raison, contrairement aux internés qui d’ailleurs, pour la plupart, restent volontairement à l’asile. Dans Le Bruit et la fureur, les nègres – en particulier le jeune Luster – servent aussi de sentinelles à l’idiotie de Benjy, en proie à la folie quand il poursuit des écolières, quand il plonge sa main dans le feu, quand il entend le nom de Caddy ou quand le chemin qu’emprunte Luster avec lui est différent du chemin habituel. Dilsey, la mère de la famille de nègres, l’emmène à la messe de Pâques avec eux et prend même sa défense contre la « racaille blanche », lorsque celle-ci se choque de l’enfant de trente ans.
« – J’voudrais bien que vous cessiez de l’emmener comme ça à l’église, mammy, dit Frony ; ça fait causer les gens.
– Quels gens ? dit Dilsey
– Je les entends dit Frony.
– Et je sais quelle espèce de gens dit Dilsey. De la racaille de blancs. C’est ça qui cause. Ils trouvent qu’il n’est pas assez bon pour les églises de blancs, mais que l’église des noirs n’est pas assez bonne pour lui.
– Ça n’empêche pas qu’ils causent, dit Frony.
– T’as qu’à me les envoyer, dit Dilsey. Et puis, tu peux leur dire qu’au Bon Dieu ça lui est bien égal qu’il soit intelligent ou non. Faut être de la racaille de blancs pour se préoccuper de ça ».
Dans le roman comme dans le film, les Noirs servent d’intermédiaire entre deux mondes. D’un côté celui de la famille Compson et celui de Miss Ratched, supposé le camp de la raison ; de l’autre celui de Benjamin, de McMurphy, du « Chef » et des autres, pris pour fous. L’un domine l’autre jusque dans son corps : Benjamin, que Jason appelle le « Grand Hongre Américain », est castré pour protéger ceux qui l’entourent, en particulier les femmes ; McMurphy subit une opération au cerveau qui lui retire toute capacité de nuire. Derrière la division ethnique apparaît un manichéisme moral que Faulkner cerne tout autant que Forman : McMurphy incarne une de ces « infiltrations noires » dont parle Faulkner, « qui isolent un instant, comme sous un microscope, le fait des existences blanches et en dégagent les vérités indiscutables ». Miss Ratched, blanche de peau et supposée candide de cœur, voit son système entièrement remis en question par McMurphy qui bouleverse les traditions absurdes de l’asile, fait parler le muet et corrompt le gardien de nuit. Elle correspondrait assez bien au portrait que fait Faulkner d’une boulangère que rencontre Quentin : « Elle avait l’air d’une bibliothécaire. De quelque chose qui vit parmi des rayons poussiéreux de certitudes ordonnées, divorcées depuis longtemps d’avec la réalité, se desséchant paisiblement comme si un souffle de cet air qui voit l’injustice accomplie ».
Certains ont vu dans Vol au-dessus d’un nid de coucou une critique à l’égard du système psychiatrique et pénitencier, voire une illustration des thèses de Foucault dans Surveiller et punir, publié en 1975, l’année de sortie du film. On lit déjà dans l’Ecclésiaste (7:7) : « Mais l’oppression rend fou le sage et un présent perd le cœur ». Certes McMurphy et Benjy ont perdu la raison, mais ce dernier a aussi entraîné toute sa famille dans sa chute : son père s’est noyé dans l’alcool qui l’a perdu, Quentin s’est suicidé, Jason, pris de maux de tête insupportables, n’est guère maître de ses actes à la fin, la jeune Quentin a disparu, comme sa mère Caddy etc. La famille se décompose, sous les yeux désolés de Caroline et Dilsey, la mère blanche et la mère noire. Cette dernière avait déjà annoncé le désastre au début du roman : « Il n’y aura jamais de chance dans une maison où on ne prononce jamais le nom d’un enfant ».
Faulkner n’aurait jamais pu écrire « Familles je vous hais », contrairement à John Fante, par exemple, qui avait pourtant fiévreusement lu Faulkner et Dostoïevski. Ces derniers ont construit leur roman autour de la famille, plus exactement autour de la décomposition d’une famille. En ce sens, on pourrait rapprocher Le Bruit et la fureur – mais aussi Tandis que j’agonise, Sartoris, etc. –, du Nœud de vipères de François Mauriac, notamment à partir du personnage de Jason dont le monologue fait penser à la correspondance tenue par Louis, où la famille apparaît comme une prison, un asile régi par ses lois propres et au sein duquel les membres demeurent contre leur gré et servent leur intérêt (financier le plus souvent : Quentin vole Jason avant de s’enfuir). Chez Faulkner, seule la famille des nègres parvient à rester unie, grâce à l’autorité et la bonté de Dilsey, et cette union se renouvelle lorsqu’ils se rendent à l’église, où ils emmènent l’idiot de la famille, Benjy, de même que McMurphy s’évade de l’asile une journée pour offrir aux idiots un court périple en mer.
Le procédé narratif de Faulkner s’apparente bien à un vol au-dessus de ses personnages, de leur pensée et de leur cœur, lequel s’est transformé en nœud de vipères chez tous, à mesure que le temps a divisé la famille. Chez tous sauf chez Benjy. Ce dernier, comme McMurphy, s’est-il fait fou dans ce monde pour devenir sage dans l’autre (1 Corinthiens 3:19-21) ? La sagesse de Benjamin emprunte à la sagesse enfantine, celle de Vardaman dans Tandis que j’agonise, lorsqu’il répète « maman est un poisson ». Même intuition chez Benjy, lui aussi au chevet de sa mère : « Je pouvais sentir la maladie. C’était un linge plié sur la tête de maman ». Aussi le jeune Luster, nègre de Benjy, est-il le mieux apte à le comprendre et le défendre auprès des railleurs : « Il n’fait pas de mal aux gens. Il est imbécile, c’est tout ». Benjy est idiot, ceci explique tout, c’est-à-dire que ce n’est rien.
Augustin Talbourdel
- Vu: 2011