Face à la destruction, Psychanalyse en temps de guerre, Houria Abdelouahed (par Yasmina Mahdi)
Face à la destruction, Psychanalyse en temps de guerre, Houria Abdelouahed, éd. Des femmes-Antoinette Fouque, septembre 2022, 160 pages, 16 €
Au bord de l’indicible
Dans son ouvrage récent, Face à la destruction, Psychanalyse en temps de guerre, Houria Abdelouahed (professeure à l’université Sorbonne Paris Nord, psychanalyste, traductrice) soulève une question fondamentale : « Pourquoi un tel chaos et de quoi Daesh est-il la survivance ? ». Durant les douloureuses séances à l’écoute de ses patients lesquels « livrent en vrac les détails d’un quotidien désastreux et la lutte des individus face à la famine, l’humiliation et la mort », H. Abdelouahed note que « le corps de l’analyste devient le réceptacle du cru, de l’inassimilable ». En amont du spectacle monstrueux des corps déchiquetés en Syrie, par exemple, il y a planification et concepts déclencheurs de conflit, propagande, des idéologues et une adhésion à la guerre fratricide.
Le monde arabe paie un lourd tribut d’une part, à l’imprégnation du libéralisme sauvage mélangé de religiosité, et d’autre part, à la censure de l’autorité de régimes la plupart anti-démocratiques. Et par-dessus tout est survenu cet ennemi implacable, irrationnel et armé : Daech (l’État islamique), porteur d’iniquité et de mort.
Houria Abdelouahed fait apparaître la problématique de cette organisation terroriste politico-militaire d’idéologie salafiste djihadiste, en remontant aux sources de l’islam, par « le rappel d’une notion complexe (…) la fitna [car] c’est par ce vocable que les premiers historiens de l’islam ont désigné la grande discorde ». Et ce, depuis la mort du prophète, les luttes de succession des califes, la révolte d’Aïcha, le schisme entre sunnites et chiites, les révoltes de clans. Par ailleurs, plusieurs causes du durcissement religieux peuvent être mentionnées – les fractures et les traumatismes suite à la croisade de la Reconquista espagnole contre les musulmans et le bannissement du monde arabo-judéo-andalou, le morcellement du Proche-Orient, la bipartition Syrie-Liban, les ingérences coloniales, les hostilités israélo-palestiniennes, les exils successifs.
Ainsi, l’entreprise de radicalisation en Occident n’est sans doute pas arrivée par hasard, mais est sans doute le fruit d’échecs politiques et économiques des pays d’accueil. Nonobstant, il s’est passé « quelque chose » entre l’anonymat le plus complet des travailleurs et travailleuses immigrés, la marche pour l’égalité et contre le racisme désignée comme la « marche des beurs » en 1983, les addictions toxicomaniaques de beaucoup de filles et de fils d’immigrés, la multiplication des lieux de culte musulman et l’adhésion à l’EI. Or, le discours terroriste ne fonctionne pas que « pour [des] jeunes désœuvrés » – voire Embrasements, écrit en 2019 par Kamila Shamsie sur l’embrigadement à l’EI de jeunes anglo-pakistanais issus de milieux sociaux variés, roman qualifié de « véritable tragédie contemporaine – Antigone au temps de Daech ». À ce sujet, H. Abdelouahed remarque que « le droit du sol s’est éclipsé au profit de l’appartenance à la religion ». En effet, la radicalisation fédère de façon uniforme les comportements et les jugements moraux, gommant l’individu et son appartenance au réel. La radicalisation se termine en Désintégration (le titre du film visionnaire de Philippe Faucon de 2012, qui aborde les rouages du long travail de manipulation mentale auprès de « décrocheurs » scolaires ou d’enfants de la classe moyenne). De son côté, Houria Abdelouahed s’appuie sur la racine des mots arabes, leurs signifiés et leurs signifiants, leurs contenus et leurs significations, ce à quoi ils correspondent afin de déconstruire les schémas souvent binaires : bien/mal, licite/illicite, paradis/enfer, etc., de « l’extrémisme religieux ». « L’interprétation psychanalytique » se réfère, elle, à la fragilité psychique, la « blessure narcissique » des jeunes personnes, « les constructions identificatoires qui chancellent » ainsi que « le rapport au virtuel » dans les nouvelles technologies.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, l’auteure s’applique à cerner l’origine de la barbarie, de la « régression où l’insensé devient loi et se donne comme idéal à suivre pour l’ensemble de la communauté ». Pour ce, elle étudie les figures de déviation, réceptionne comme clinicienne l’instance de parole des traumatisés, des mutilés, des rescapés. Elle indique, à l’aide de maints exemples, que « les travaux sur la radicalisation devraient se pencher davantage sur cette “maladie de l’islam” qui fait de la régression un idéal ». En d’autres termes, la religion produit-elle l’innommable ? Donc, « quels mots pour dire l’horreur » ? (…) On parle de la désobjectalisation et de la désubjectivation comme figures du mal » – autrement dit, il s’agit de destructivité, de désorganisation, de masochisme et de pulsion de mort. La professeure et psychanalyste tente, à travers cet essai fondamental, de restituer espoir et confiance par la pensée, l’échange avec les victimes, et elle cite Pierre Legendre : « Penser c’est justement rendre l’altérité présente à soi ».
Yasmina Mahdi
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