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Eve en liberté Peintures Elisabeth Bouillot-Saha Textes Mustapha Saha

Ecrit par Mustapha Saha le 08.10.19 dans La Une CED, Les Chroniques

Eve en liberté Peintures Elisabeth Bouillot-Saha Textes Mustapha Saha

 

Au-delà des infériorisations exégétiques du phallocratisme triomphant après l’âge de bronze, il faut retenir d’Eve, mère de l’humanité, sa signature ontologique, sa marque étymologique significative de la vie dans ses multiples significations. Depuis plusieurs millions d’années, la conscience humaine se forge dans la contemplation des merveilles de la nature, imagine la volonté secrète qui les façonne sous forme d’œuf cosmique. L’art anthropomorphise cette entité indéfinissable sous forme de Déesse Mère, réponse globale à son intelligence intuitive de la genèse de la Terre et de l’Univers, du mystère de l’existence, de l’énigme de la vie. Cette entité totale est conçue comme principe créateur du monde, sorti du néant, aux commencements des temps. L’art africain lui donne sa première incarnation dans la matière, sa première visibilité, sa première présence identifiable à une génératrice des origines, androgyne, procréatrice de l’incommensurable énergie. Sa sacralisation procure aux artistes-chamanes leur statut de messagers de l’inaccessible, d’intercesseurs de l’invisible, d’interprètes de l’ineffable. Le divin s’élabore dans le silence de l’art avant d’inspirer le verbe qui le nomme. Les premiers temples sont des grottes, des cavernes, des spélonques, des abris souterrains à l’écart du vacarme.

L’art éclot dans le rituel magique, le protocole cérémonial, le langage magnétique. Toutes les œuvres de l’âge de pierre, amulettes ou statuaires mégalithiques, mascottes ou peintures pariétales, breloques ou gravures allégoriques, sont chargées d’esprit surnaturel.

La Déesse-Mère paléolithique, statuette en pierre, en os ou en ivoire de mammouth, remonte à l’époque gravettienne et magdalénienne. Son dessin s’inscrit parfois dans un losange, deux triangles en miroir, avec un cercle logeant le bassin et l’axe vertical se confondant avec la raie des fesses. Les seins, le ventre, le fessier, les cuisses, la vulve, sont souvent d’une proéminence impressionnante. Le regard est focalisé sur les fonctions fécondatrices, érotisantes de l’émotion libidinale. La figuration est instantanément un objet de désir, transgressif de tous les tabous, de tous les interdits. Le corps est alesté des mains et des pieds, allégé de ses fonctions utilitaires, épuré de ses encombrements pratiques. L’art est la première géométrisation du monde, sa première conceptualisation, sa première visualisation dans ses principes fondateurs. La « Vénus de Lespugue » de quinze centimètres, découverte dans la grotte des Rideaux en Haute Garonne, taillée dans l’ivoire de mammouth, se distingue par sa stylisation symétrique avec une tête aux deux extrémités. Ses lignes fuselées, sa silhouette bifaciale, rappellent la superposition cubiste des plans. Elle est la profondeur insondable de la terre et l’inexplorable immensité du ciel, reliées par le ventre maternel. La schématisation de la Déesse-Mère évoque en même temps la montagne captatrice des ondes cosmiques et l’arbre enraciné dans les profondeurs telluriques. Sa tête sphérique est l’Univers dans son infinité, l’esprit concepteur, créateur, générateur, ancré dans la matière. L’animisme est fondamentalement une immanence.

La Caverne voluptueuse


Dans les cultures préhistoriques, la caverne, retraite réconfortante, rafraîchissante l’été, réchauffante l’hiver, est le ventre accueillant de la terre, l’antre protecteur contre les convulsions glaciaires, la membrane chtonienne de la jouissance sexuelle. L’infiniment grand se condense dans l’infiniment petit. L’espace et le temps s’absorbent dans une latence ensorcelante. Les étoiles se promènent comme des atomes dans l’obscurité diffuse. La lune imprègne sa rutilance tamisante. Le soleil instille sa luminosité irradiante. Des moules rappellent les corps de glaise animés du souffle vital. Ici, naissent les anges, messagers de la beauté divine. Ici, se perpétue la présence alevine. Ici, l’immortalité prend sens esthétique. La grotte est la vulve de la Déesse Mère, sa matrice couvante, ses nymphes maternantes. Le vivant s’y love et s’y régénère de forces telluriques, d’émanations surnaturelles, d’effluences magiques. Le monde est né d’une offrande fortuite, d’une palpitation féminine, d’un spasme orgasmique surgi du néant. La grotte garde la nitescence miroitante de l’éclair primordial. La volupté charnelle de la terre est la quintessence de l’art.

L’omphalos de Delphes, phallus météorique devenu nombril du monde, nœud gordien de Zeus et de son omnipuissance, tombeau du serpent Typhon dressé sur la crevasse engloutisseuse du déluge de Deucalion, a beau répandre la tyrannie phallocratique à la surface, la féminité inintelligible de la grotte, gîte de l’inviolable androgyne inviolable, échappe à son pouvoir. Faute d’accéder à son paradis, le dieu mâle, englué dans ses chausse-trappes labyrinthiques, la baptise enfer. Dans sa célèbre allégorie, Platon saborde l’image mythique de la caverne, expulse la Déesse tutélaire de ses entrailles, arrache l’humain à son épiderme terrestre, désintègre sa mémoire ancestrale, pervertit son fluide énergétique, transforme sa coquille naturelle en geôle obscurcissante, hantée par des ombres mystifiantes, où des captifs enchaînés tournent le dos au soleil invisible. L’abstraction transcendantale dissout la matière, vide l’être de sa substance, institue les géhennes des idées noires. La philosophe idéaliste noie la source originelle sous le fatras moral. Dès lors, la caverne, peuplée de monstres exterminateurs, devient le royaume des ténèbres, la porte des abysses fatales, l’antre de Trophonius, architecte du temple d’Apollon à Delphes, tuant son frère pour se décupler sa puissance, et finalement englouti dans les tréfonds de la terre. La psychologie des profondeurs, mère de la morale culpabilisatrice, accable désormais les vivants de péchés inexpiables, plonge les âmes torturées dans le remords perpétuel.

Les amulettes sacrées

La « Vénus de Hohle Fels », statuette en ivoire de six centimètres, âgée de quarante-mille ans, dénichée parmi des ossements d’ours, de cerfs et de chevaux, intrigue par son réalisme et la protubérance de ses galbes. Le motif massif, rectangulaire de face se triangulise de profil. Sa tête, proportionnellement minuscule, est un anneau de pendentif. Les seins surdimensionnés, soutenus par des bras en croissants de lune, s’horizontalisent en plateforme. Les incisions sur le ventre et le dos modèlent les saillies serpentines de la fécondité. L’étroitesse relative de la taille accentue la rondeur des hanches. La vulve esquisse une entrée de caverne, le gouffre énigmatique de la gestation. Le pubis, luxurieusement ciselé de plissures, sublimé dans sa gracieuse crevasse, ouvre le chemin de l’orgasme. La sacralité s’érotise.

La « Vénus de Monpazier » de cinq centimètres, offre son opulence libidinale dans sa vulve hypertrophiée, béante, cerclée de grandes lèvres pulpeuses, ses seins lourds et tombants, sa cambrure exagérée, ses fesses plantureuses et sa bedondaine en grossesse avancée. La profonde courbure lombaire la transforme en sellette couleuvrine. L’organe génital pharamineux, sculpté avec précision dans ses moindres détails, focalise l’attention sur la sexualité généreuse, garante d’une belle fécondité. L’exubérance symbolise la fertilité, l’abondance nichée dans la corne phallique.

« La Vénus de Tan-Tan », découverte au bord de l’oued Draâ dans le sud marocain, statuette de six centimètres en roche de quartzite de trois-cent-mille ans remontant à l’ère acheuléenne, portant trace de pigmentation à l’ocre rouge, est une énigme exaltante. Sa forme humaine avec une grosse tête irrégulière, des bras soudés aux deux seins énormes et légèrement décalés, directement prolongés par deux jambes collées, a-t-elle été façonnée par le miracle naturel ou le génie artistique ? De telles sculptures fantastiques, d’un réalisme confondant, ne sont pas rares sur les côtes sauvages où les rouleaux de vagues polissent avec raffinement roches et galets. Les sculpteurs du paléolithique tirent savamment partie des artéfacts pierreux, cisèlent judicieusement les sinuosités, les arcures, les ensellures offertes par le caillou brut, chargent de sens l’ellipse suggérée par la matière. L’intuition créative débusque dans l’éclat minéral l’Aphrodite incrustée. La teneur esthétique jaillit prodigieusement des avatars géologiques. Tel est le mystère artistique du mystère féminin…

 

Mustapha Saha

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A propos du rédacteur

Mustapha Saha

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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.