Europa Hôtel, Farhad Pirbal (par Patryck Froissart)
Europa Hôtel, Farhad Pirbal, novembre 2019, trad. kurde, Gaspard Karoglan, Arthur Quesnay, 180 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Farhad Pirbal, Kurde irakien, auteur narrateur de cette chronique romanesque originale, raconte ses années d’exil politique en France.
Le centre géographique et névralgique du roman, le point de couture de l’intrigue se situent dans un hôtel parisien de standing, Europa Hôtel, où Farhad fait profession de veilleur de nuit. Il y noue une authentique et croissante amitié avec le propriétaire, M. Luciana, un homme immensément riche, cultivé, féru de littérature persane, qui revendique ses origines judéo-portugaises et qui nourrit le rêve, utopique compte tenu de ses origines et du fait qu’il possède des biens en Israël où il se rend annuellement, d’aller rejoindre en Iran Ziba, avec qui il a eu une liaison passionnée lorsqu’elle effectuait ses études à Paris.
Artiste peintre, Farhad gravite en dehors de son service dans la sphère cosmopolite des exilés orientaux et dans l’espace bohême des peintres de Montmartre. Parmi ses fréquentations régulières figure l’un des protagonistes principaux de l’intrigue, Mohammad Hadji Zadeh, qui se présente partout comme « mollah » iranien contraint à l’exil suite aux persécutions qu’il aurait subies de la part du régime khomeyniste, alors que les informations recueillies par des compagnons d’exil font de lui tantôt un espion du régime tantôt un criminel en fuite auteur du viol d’une jeune Azérie, vierge, communiste, réfugiée dans un camp de transit… Un personnage trouble, qui vit d’expédients dans l’attente de l’obtention de l’asile politique en France et qui a pour particularité remarquable d’être physiquement le parfait sosie de M. Luciana.
C’est par l’entremise de Mohammad Hadji Zadeh que Farhad fait la rencontre financièrement bénéfique de l’élégante intellectuelle Saqui Gulchine, Iranienne réfugiée aux Etats-Unis, propriétaire d’une galerie de peinture à San Francisco, avec laquelle il signe un contrat de vente de ses tableaux et entretient une relation probablement amoureuse lors de chacun des séjours qu’elle effectue à Paris. Entre M. Luciana d’une part et Mohammad Hadji Zadeh d’autre part va se dérouler un louche et tragique jeu de dupes, va se mettre en œuvre une machination machiavélique dont Farhad est l’instigateur, le pivot, voire le dramaturge involontaire. Ce qui se révèle être, dans les dernières pages, un stratagème diabolique émerge progressivement du tableau social animé, finement mis en scène, de la vie quotidienne d’une communauté coupée de ses racines culturelles, au sein de quoi se nouent et se dénouent des relations fondées initialement sur ces affinités électives qui s’établissent spontanément entre exilés partageant peu ou prou la nostalgie de racines plus ou moins communes. A l’occasion se pose la question du communautarisme :
« Pourquoi toutes ces péripéties pour arriver jusqu’en Europe s’il ne s’agit pour vous que d’y vivre enfermés au milieu de votre culture et de vos traditions ? ».
L’auteur, narrateur et personnage central, parvient avec un talent certain à entraîner son lecteur/sa lectrice dans les faits, gestes, pensées et sentiments des protagonistes, les uns exprimant leur obsession d’obtenir droit de séjour définitif et travail décent dans le pays d’accueil et leur angoisse à la perspective d’être un jour reconduits dans leur pays d’origine, les autres leur aspiration irréversible à pouvoir repartir au plus tôt dans leur patrie, d’autres encore, Français natifs, leur dessein, a contrario, de s’expatrier dans des régions que leur voisin a été forcé de quitter.
Fantasmes contradictoires ?
– L’illusion pour l’homme est plus utile que la vérité.
– Comment ça ?
– L’illusion te donne un certain espoir.
Outre son intérêt romanesque, celui d’une histoire qui prend le lecteur/la lectrice et ne le/la lâche plus, Europa Hôtel décrit une réalité propre à chambouler les préjugés véhiculés communément quant aux conditions d’existence et aux motivations des immigrants. Que veut donc dire Saqui, l’amie iranienne de l’auteur, en cette formule lapidaire ? L’Europe pour nous est comme un hôtel.
Un récit bien ficelé, des personnages attachants, un suspense tout en finesse, presque en filigrane sur une trame socio-psycho-philosophique qui remue et donne à penser, une belle traduction, voilà les « ingrédients » qui font le bon livre.
Patryck Froissart
VL 3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Farhad Pirbal est né en 1961 dans la région d’Erbil au Kurdistan irakien. Venu en France en 1986 pour étudier la littérature à la Sorbonne, il est retourné au Kurdistan en 1994. Écrivain, philosophe, chanteur, poète, peintre et critique, il est une figure importante et turbulente de son pays. Poursuivi au Kurdistan en 2010 pour avoir publié des textes érotiques dans le magazine Wreckage dont il était l’éditeur, il a suscité une mobilisation des écrivains et journalistes autour de lui. Auteur de nombreux ouvrages et pièces de théâtre, Europa Hôtel est son premier livre édité en français.
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