Être clown en 99 leçons, Fabrice Hadjadj (par Marc Wetzel)
Être clown en 99 leçons, Fabrice Hadjadj, Editions La Bibliothèque, 162 pages, octobre 2022, 9 €
On a beau dire : mieux vaut rencontrer, en ouvrant un livre, une épuisante intelligence qu’une revigorante, ou même, apaisante sottise. Ces cent cinquante pages font qu’on est servi : une extraordinaire vivacité intellectuelle, un sens déroutant (et constant) de la formule, une acuité qui réellement ne craint rien (c’est politiquement très incorrect, mais culturellement très correcteur), un bon petit miracle rhétorico-spirituel (comme on n’espérait guère plus, mais aussi comme on ne s’inquiète pas de le mériter peu, parce qu’on est conquis, content et ébahi). Comble de chance : on n’envie pas le génie de l’auteur (car on le sait douloureux sous le mince masque, et lui-même le remettant en cause, faisant comme tapis, ingrat et obscur, à chaque relance), on y respire librement (car l’humour débridé veut bien nous donner l’intelligence de supporter la sienne), on pardonne (l’unique fois où l’on a rencontré l’auteur, à la sortie d’un théâtre qui jouait la pièce d’une nièce, il jouait de l’accordéon en argumentant sur le trottoir à peu près désert, et l’on s’était promis de tirer vengeance, un jour, de cette si clownesque impertinence). D’abord, trois ou quatre aperçus de cette singulière virtuosité, respectivement : le clown d’abord, assumant son nez rouge, y considère d’abord son nez tout court ; ensuite il prend sa propre candeur avec le sérieux que sa naïveté lui semble, logiquement, mériter ; enfin son masochisme prend logiquement plaisir à s’avouer tel (et le clown encourage ses persécuteurs, qu’il comprend trop bien). Voici les trois passages (on en ajoutera un, sûrement) :
« Le nez ne renvoie pas seulement au milieu de la tête, à l’organe du souffle, à l’instrument du flair ; il est encore la limite de la vision. On dit : “Ne pas voir plus loin que le bout de son nez” pour désigner une cécité devant les choses les plus évidentes. De fait, en deçà de ton nez, tu es aveugle. Tu ne deviens voyant qu’au-delà. Mais, ce à quoi tu es aveugle, c’est ce qui de toi se donne premièrement à voir à l’assistance. De ce point de vue (qui est celui de ta propre vue), ton visage est davantage aux autres qu’à toi-même. Eux le voient tandis que tu ne le vois pas. Comme si tu étais le cocu de ta présence : cette face qui est tienne te tourne toujours le dos et s’abandonne au premier venu !… » (leçon 35).
« Ton émerveillement est plus insupportable que toute critique. Tel industriel philanthrope, à mesure que tu l’admires, sent monter en lui l’envie de t’étrangler, car tu ne l’admires pas d’abord pour ses prouesses entrepreneuriales et caritatives, mais à cause de sa tête très commune mais à chaque instant tirée de nulle part, façonnée par une main qui ne réclame en aucun cas la force de son poignet. Telle jeune beauté, à mesure que tu la célèbres, se sent gagnée par la déprime, car tu ne la célèbres pas pour le mérite inégalé de ses charmes, mais à cause de cette tache de naissance qu’elle a à son cou. Et que penser de cet intellectuel, bientôt impatient de te voir au plus vite quitter son auditoire ? Tu le loues, tu bois ses paroles, mais ce n’est pas pour la finesse de ses raisonnements. C’est pour le simple fait qu’il parle, ou qu’il ait une voix, avec son grain de voix. Il te lirait la table de multiplication par 1 que tu n’en serais pas moins conquis. (…) Nul ne nous humilie davantage que celui qui prend notre présence au sérieux. Il nous suggère que cette présence importe plus que nos prises. Et quand nous faisons l’étalage de nos actifs, il s’arrête à l’énigme de notre être – ou à la forme singulière de notre oreille » (leçon 44).
« Mû par une intense attention pour chacun, tu parais une agression pour tous. Le verdict est sans appel : tu n’es “qu’un clown”, et tu l’entends avec la plus vive contrition. Tu ne te crois pas innocent. Ton émerveillement te rend coupable, tu le sais bien. Il te rend inapte à la plupart des services, quand tu ne veux que servir. Toi-même, avant les autres, te vois comme un parasite, une charge à la société (…) Tout cela ne pourra avoir qu’une issue fatale. Nous t’égorgerons. Par erreur, sans doute, ou par injustice. Mais tu n’iras pas nous détromper. Tu te demanderas plutôt si nous ne sommes pas les exécuteurs d’une justice plus haute. Et quand, dans cet égorgement, nous chercherons à te faire le plus mal possible, tu songeras encore à nous venir en aide, nous suppliant d’arrêter un instant pour nous montrer comment nous y prendre. Tu y songeras mais tu n’oseras pas le faire, non, tu n’oseras pas, de crainte de nous exaspérer davantage. Tu t’émerveilleras plutôt que ton sang ne nous ait pas répugnés. Tu t’émerveilleras que nous l’ayons trouvé digne, ce sang de navet, digne de salir nos mains » (leçon 45).
Sans oublier la redoutable compréhension du clown pour les possibles infidélités méthodiques de son épouse Adolphine, quand il regarde (tentant bravement de dessiller un peu sa vision du monde) leurs quatre – clownesquement nommés – rejetons :
« Au demeurant, que Modeste-Parfait présente un air de parenté avec l’informaticien du troisième, que Benito-Lincoln t’évoque votre conseiller financier, que Jennyfer-Domitille te rappelle à la fois le facteur et le chauffagiste, et que Sarah-Fatima tienne singulièrement du psychologue scolaire, cette coïncidence est le plus merveilleux cadeau d’Adolphine. Elle renforce ta sympathie pour ces gens du voisinage et, de proche en proche, pour tous les quidams du quartier. Chacun d’eux t’apparaît comme un de tes enfants grandis. Chacun éveille en toi une tendresse paternelle » (leçon 74).
Il ne suffit pas d’être clown, il faut s’exercer à le rester. Le chapitre VI détaille ces exercices paradoxaux (« Y a-t-il un fitness de l’inadaptation ? ») dans lesquels les « croche-pied de la vie tiennent lieu de manuel », et tels que « le clown s’y entraîne moins qu’il n’y est entraîné ». Exercices négatifs (comme apprendre à dormir), tautomaniaques (comme se résoudre à créer le monde) lacunogènes (comme dire bonjour à la dame), vacuitophores (comme ressusciter un mort), compétençophobes (puisque le clown s’assume « aussi large que lent du cœur »), mais exercices tout de même puisque marchant, eux aussi, à l’unique carburant de l’effort : « la peine perdue ». Par exemple, voici à quoi mène l’essai d’avoir créé l’Univers :
« En reconnaissant ton incompétence à juger des choses, tu hérites du point de vue de leur Créateur. À l’opposé de ce qu’on pourrait croire, adopter ce point de vue te rend modeste et même t’intimide. Que pourrais-tu dire à l’homme qui t’invective, puisque c’est toi qui l’as fait ainsi ? Comment ne serais-tu pas rempli d’amour pour celle qui te piétine, puisqu’elle use des jarrets dont tu l’as si généreusement pourvue ? Et ce philosophe dont tu ne comprends pas un mot, comment n’accueillerais-tu pas ses paroles comme les gazouillis de ton petit enfant ? Disposant d’une telle omnipotence, t’identifiant à la source qui fait surgir la touffe bigarrée du réel, tu ne peux être qu’effacé – comme un Dieu, tapis rouge déroulé pour le passage des foules, des orages et des troupeaux… » (leçon 49).
Avec, pour prime de cette totale liberté de faire, une non moins totale non-liberté de défaire (l’universelle Responsabilité du Joueur universel) – le rouge passant, sur le Démiurge honteux, du nez à ses joues !
« Comment dire oui en même temps à cette buraliste et à son cancer du sein ? À cette centaine de gamins rieurs et au tremblement de terre qui fit crouler sur eux le toit de leur école ? (…) Les contradictions de ton œuvre sont trop flagrantes » (leçon 49).
C’est, on le voit, un penseur aigu, s’échappant à lui-même, au cerveau faisant comme une affaire personnelle de sa complexité évolutive, et comme dormant à même son infatigabilité, mais c’est avant tout (en tout cas, ce sera, après le Tout – œuvre close, étincelant tour de piste bouclé – d’évidence) un poète, quelqu’un qui sut faire arriver comme un voleur le langage au pays même de la vérité, quelqu’un aussi qui illustre parfaitement, qui incarne ce qu’il dit en personne, et en passant, de la poésie :
« Qu’est-ce que la poésie ? Une réponse inutile à une question que tu ne t’es pas posée, un signe sans signal, comme d’une bête qui pousserait un cri pur, sans lien avec aucun comportement, sans rapport avec la survie de l’espèce. Quand tu attends de ton compère une solution à tes problèmes, il te réplique par la poésie, et tes problèmes irrésolus se doublent de mystère » (leçon 54).
Reste la question : qui est le clown ? Le lecteur en saura ce qu’il reconnaîtra – de lui-même, de sa condition, de ses suicidaires espérances. Ce qu’est un clown est, en tout cas, ici parfaitement expliqué : un être lent et rustique (comme le paysan du Danube de ses propres images et idées), un être de « recul » et de « ridicule » proportionnels l’un à l’autre (« Le recul se prend toujours avec un précipice derrière soi. Le ridicule met toujours devant le mystère d’une royauté perdue », leçon 27), un pur caméléon qui couvre sa face de farine pour s’interdire de prétendre à quelque couleur propre, un roi de l’imitation pour rien et du dysfonctionnement pour tous (et l’inverse), c’est-à-dire le très pacifique héros du « dégagement » et de la « suspension » :
« La suspension est ce moment où, tandis qu’il fonce irrévocablement dans le mur, le clown lève le nez du guidon et regarde le public. Il offre alors cette physionomie indescriptible, incapable de fixer son expression. Une face qui se perd, pleure et rit à la fois, demande pitié en même temps qu’elle s’écrie : “merde !…”. Une face sans façade, suspendue, donc, dégagée, ne sachant plus faire grise mine, ni bonne figure. Le dégagement, tu le devines, n’est pas le désengagement (de même que déchanter n’est pas désenchanter). Il est peut-être ce qui t’engage le plus, ce qui engage jusqu’à tes refus, jusqu’à tes hésitations, jusqu’à tes incertitudes » (leçon 24).
On laissera découvrir l’étonnant dernier chapitre IX (Guère de religion), où l’auteur vient, avec une verve formidable (et d’une très cruelle justesse) raconter ses successifs (et ingénuissimes) noviciats : avec son ami athée (qu’il n’ose pas désespérer de son néant), les islamistes du quartier (dont la promesse d’allouer à votre copain martyr un harem de dizaines de vierges tourne court « tant la compagnie de la seule Adolphine te paraissait déjà au-delà de tes forces »), les écolos (qui s’indignent de constater que ses quatre enfants sont tous humains, inexpiable « offense à la biodiversité »), les décrasseurs néo-tibétains du Soi profond (qui n’obtiennent pas aisément qu’il se « rétracte pareil au parapluie sous un ciel à nouveau serein »), l’équipe transhumaniste (incapable de greffer sur son bras mutant le « bon tire-bouchon », alors que « savoir le manier pour offrir le vin à des amis te semblait digne d’un homme augmenté »), son tailleur talmudiste (dont la familière kippa s’avère peu prosélyte : le « sens de cette calotte posée, non pas enfoncée sur le crâne » n’est-il pas « l’aveu d’un impossible sur mesure ? »), la visite au prêtre enfin en poussant les portes d’une première cathédrale (« une sorte de château surmonté du signe de l’addition, à moins que ce ne fût une sorte de croix pour cocher le ciel »), et qui va, bien sûr, induire la non-clownesque conversion : la vraie soustraction à soi se faisant chez un clown sous le seul signe de l’addition, et le verdict exaspéré de l’homme d’Église (quand le clown lui avoue avoir « commis des tremblements de terre ») en fin de première confession (« Foutez-moi le camp ! ») étant interprété comme une virile invitation à partir évangéliser ! (« Qui aurait pu inventer une religion aussi clownesque ? », leçon 98 – Ce sera donc, pour l’auteur, la bonne !).
Il y a peu de précédents littéraires à notre clown hadjadjien. Teste, Zazie, Plume, oui, mais c’est ici Valéry chez les cyborgs, Queneau chez les traders, Michaux à Carrefour. Peu d’auteurs contemporains approchent sa lumineuse insolence et son extravagante sérénité : l’autisme cosmique du rêveur de Bruno Krebs, l’extra-lucide niaiserie du Barthélémy Parpot de Monnier, le Calembour fait chair du jubilatoire Albarracin sont, à l’évidence, de la famille. Mais quelque chose, dans cette drôle et dense œuvre, entre Diderot et Pascal, entre Péguy et Desproges, entre Dylan et Lucchini (chacun y reconnaîtra les regards qu’il aime), réellement, nous époustoufle, nous récure et nous bonifie.
Marc Wetzel
Fabrice Hadjadj, né en 1971, dramaturge, essayiste, chanteur, directeur de l’Institut Philanthropos (Fribourg). Il se présente comme « juif de nom arabe et de confession catholique ». D’une œuvre abondante, alerte et pointue, on retiendra ici Puisque tout est en voie de destruction (Le Passeur, 2014), montrant un clown si profond qu’il est sérieux même quand il est sérieux.
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