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Etre (Charlie) ou ne pas (l’)être ?

Ecrit par Kamel Daoud le 21.01.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Côté actualité

Etre (Charlie) ou ne pas (l’)être ?

Etre Charlie ou ne pas l’être. C’est la question. Elle fracture désormais Nord/sud, Algérie/France, Occident/Couchant, morts et vifs, compassion et banalisation. Topographie du cas algérien : l’être ou ne pas l’être ? C’est selon, quand on lit, écoute, voit ou discute. Etre Charlie s’appuie sur la compassion et le choc : on ne tue pas des dessinateurs au nom de Dieu ou de son Prophète. La vie est donnée par ce Dieu, elle ne peut être ôtée que par lui, selon les tablettes anciennes.

Etre Charlie c’est être avec la vie, la liberté, l’humanité et la raison. Tu dessineras, mais tu ne tueras point. On a déjà vécu cela chez nous, en nous, avec nous-mêmes. Il ne s’agit pas de Français ou d’autres mais de la vie qui n’a pas de nationalité, seulement un droit et une flamme et une couronne. Beaucoup d’Algériens l’ont vécu ainsi. Ils sont Charlie parce que Charlie est aussi la vie.

Et « je ne suis pas Charlie » ? A cause des malentendus, de la haine en soi, ou de l’aigreur ou de la colère ou du manque de conscience ou de l’abus de différences. Les deux premières raisons sont sales, on ne va pas en parler. Reste la troisième : des Algériens ont sorti par exemple des arguments légers : nous avions été seuls à l’époque de notre guerre. Faux : les journalistes du monde se sont solidarisés avec les journalistes algériens à cette époque. Il ne faut pas mentir, ni confondre Mitterrand avec les solidarités du monde.

D’autres parlent de Palestine. Oui, absolument. Les solidarités ne doivent pas être sélectives. On l’est avec la vie ôtée et la douleur restée, partout. Mais curieusement le refus de la solidarité sélective ne conduit par certains à la solidarité totale mais à la désolidarisation calculée. Paradoxe : je ne suis pas Charlie car Charlie n’est pas la Palestine puis la Palestine n’est pas Charlie et donc je ne fais rien pour les deux au nom de l’un. Question alors : la Palestine demande-t-elle que l’on se désolidarise avec le reste du monde au nom de la solidarité avec la Palestine ? Non, j’en suis sûr.

« Je ne suis pas Charlie » évoque aussi la religion. Laquelle ? Pas l’islam, mais la sienne, celle de ses colères : inhumaine. Selon les tablettes anciennes, l’islam est la religion de tous. Charlie compris ou pas ? Qui décide ? Si je ne suis pas Charlie, cela donne-t-il droit exclusif d’être Mohammed ? Si je ne représente pas Charlie cela autorise-t-il à se présenter comme représentant exclusif de Mohammed ? Non. Mohammed aurait-il voulu la peau de Charlie ou son sourire ? La religion est le lien avec Dieu, pas l’entrave avec le reste des hommes. Tuer n’est pas créer. Et dessiner n’est pas tuer. Si on veut partager cette religion avec le reste de l’humanité, il ne faut pas commencer par tuer pour ensuite discuter car on ne peut dialoguer avec un cadavre. Charlie a le droit de dessiner.

Le musulman n’a pas le droit de tuer et l’islamiste n’a pas le droit d’exister car il tue les deux et le Djihadiste n’a pas le droit de respirer car il nous tue tous. Je refuse le « je ne suis pas Charlie » au nom de la religion car cette religion n’appartient pas à quelqu’un mais à tous ceux qui en veulent. Ou pas. Prêcher n’est pas tuer et convertir n’est pas refroidir. Ceci pour parler aux fous dans la langue des fous.

Reste le « je ne suis pas Charlie » mais en n’étant personne. C’est le cas complexe d’énormément d’Algériens. Pas les haineux, les aigris, les fanatiques, les sournois ou les imbéciles qui vous parlent d’autres drames mais qui ne font rien justement pour ces autres drames qu’ils évoquent pour ne pas être Charlie. La guerre a détruit la vie chez nous. Dans les têtes. Il y a une affreuse banalisation du génocide en Algérie. On est un peuple « au-delà ». On regarde, on se détourne et on boit son café. Parce qu’on est inhumain ? Non, parce qu’on a été tellement tué qu’on voit la mort comme une égratignure et les massacres comme un tag avec du sang. C’est tout. Le « je ne suis pas Charlie » dans ce cas n’est pas contre Charlie, mais un « je ne sais plus qui je suis moi-même ». Car la question est « si je ne suis pas Charlie » ? Je suis qui ? Pas contre, pas avec le tueur, pas rien,  pas passant. Complexe.

Quant à moi, le chroniqueur, je suis Charlie, profondément, je dis et j’assume : je préfère un homme qui dessine à un homme qui tue. Partout. Il n’y pas de discussion, pas d’avis nuancé, pas d’autres choix. J’aime trop la liberté et je préfère défendre une liberté que de discuter sur une nuance ; je n’ai pas le temps. Quand je défends la liberté, je peux discuter avec un dessinateur. Mais quand je ne défends pas la liberté, je serais seul avec un cadavre ou seul et cadavre en même temps. Perdant.

Je suis Charlie, je ne suis pas Français, ni Occidental, ni larbin, ni commerçant. Juste que j’aime la liberté et je la défends et, justement, la liberté n’a pas de nationalité. Juste un goût, un arôme, une peau, un signe et un rire. Je l’aime trop. C’est ce que je veux léguer à mes enfants.

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015