Et tu n’es pas revenu, Marceline Loridan-Ivens
Et tu n’es pas revenu, février 2015, co-écrit avec Judith Perrignon, 112 p. 12,90 €
Ecrivain(s): Marceline Loridan-Ivens Edition: Grasset
Alors à Drancy, tu savais bien, que rien ne m’échappait de vos airs graves à vous les hommes, rassemblés dans la cour, unis par un murmure, un même pressentiment que les trains s’en allaient vers le grand Est et ces contrées que vous aviez fuies. Je te disais, « Nous travaillerons là-bas, et nous nous retrouverons le dimanche ». Tu m’avais répondu : « Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas ».
Shloïme, Salomon Rozenberg n’est pas revenu d’Auschwitz, sa fille Marceline a échappé à la destruction des juifs d’Europe. Son petit livre est une apostrophe au père perdu et détruit. Adresse au père qui est resté là-bas – il y avait entre nous des champs, des blocs, des miradors, des barbelés, des crématoires, et par-dessus tout, l’insoutenable incertitude de ce que devenait l’autre –, au père qui hante ses jours et ses nuits, au père qu’elle n’a jamais oublié et qu’elle n’oubliera jamais. Et tu n’es pas revenu est le récit d’un deuil impossible, impensable, le récit d’une colère qui ne s’est jamais éteinte, d’un séjour au centre de l’innommable, mais qu’il convient de nommer avec précision comme l’a fait en son temps Claude Lanzmann dans Shoah.
La solution finale misait aussi sur la destruction des preuves et des témoignages, faire disparaître les corps, les âmes et toute trace de l’existence passée des juifs d’Europe, comme s’ils disaient « il ne s’est rien passé dans les camps », « tu n’as rien vu et rien entendu à Auschwitz-Birkenau », les livres et des films servent à redonner vie aux âmes, aux corps et aux traces.
« J’ai surmonté les maladies et combattu la tentation de me laisser couler. J’ai fait mon premier jeune de kippour pour me sentir plus juive, et digne face au SS. J’ai développé toutes les stratégies de survie. Peut-être ai-je commencé dans le wagon. Tu te souviens ? »
Marceline Loridan-Ivens s’appelait encore Rozenberg lorsqu’elle a été arrêtée à Bollène, au château acheté par son père dans cette commune du Vaucluse – peut-être même en achetant le château et ses vignes tout autour, tu avais cru un peu au maréchal Pétain qui prônait le retour à la terre. Trop cru à la zone dite libre. Au maire et au commissaire du village qui t’avaient promis qu’ils nous préviendraient –, transférée à la prison Ste Anne à Avignon, puis direction Marseille et Drancy, la suite on la connaît. Mais que sait-on vraiment de cet enfer programmé, de cette destruction planifiée ? Et tu n’es pas revenurépond à cette question, directement, frontalement.
« Nous dormions dans des chambres de deux ou trois, toutes par terre, au pied des lits vides couverts de draps blancs, incapables de supporter l’accueil d’un matelas. Et nous ne pensions qu’à manger. Notre dos était encore là-bas sur les planches de la coya, notre estomac ici, nous étions démembrées, contradictoires. Nous étions des miracles ».
Et tu n’es pas revenu est aussi le récit du retour, retour parmi les vivants, alors que l’on vient du pays de la mort programmée. Un retour où chaque mot est pesé, chaque témoignage soupesé – les gens voulaient m’arracher à mes souvenirs, ils se croyaient logiques, en phase avec le temps qui passe, la roue qui tourne. Il y a la famille, le château de Bollène, Israël, les amies fidèles. Simone qui dérobe des petites cuillères dans les cafés et les restaurants pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau, Marie, on n’aurait pas dû revenir, les rendez-vous réguliers avec celles qui ont échappé à l’enfer et qui ne cessent d’être traversées par la douleur et la colère – ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait. Mais aussi la vie balagan – ce théâtre ambulant, cette foire, ce fiasco – pas si mal réussie aux cotés du cinéaste Joris Ivens, Comment Yukong déplaça les montagnes et Une histoire de vent, ce merveilleux film sur le souffle de la terre, ce souffle qui traverse les pages de ce petit livre essentiel, ce souffle de vie qu’elle offre à son père soixante ans plus tard, même si la mort continue à rôder.
« J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme je l’ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même. T’écrire m’a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m’enserre le cœur ».
Philippe Chauché
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