Et si le réel était le masque du songe ?, Gilles Plazy, par Michel Host
Et si le réel était le masque du songe ?, Gilles Plazy, éd. La Sirène étoilée, avril 2016, 37 pages, 15 €
L’objectif inobjectif
« Venu tard à la photographie, je fus vite pris pour elle d’une passion compulsive, déclenchant tous azimuts en argentique et m’enfermant avec délices dans la chambre noire du tirage. Puis ce fut le temps digital, en abondance encore et dans l’ouverture de nouveaux possibles, me confirmant dans cette incertitude que l’évidence ne nous livre que la peau des choses » (Gilles Plazy)
Le premier à y penser fut – si j’en crois mon encyclopédie – un allemand nommé Johann Wilhelm Ritter, physicien de son état. Sa quête : comment tirer une image de la chambre noire ? Rendez-vous compte, c’était en 1801. Waterloo n’avait pas eu lieu. Baudelaire ne naîtrait que dans vingt ans. On ne parvint à rien, et à presque rien avec les suivants, les anglais Wedgwood et Humphry Davy. Puis, unissant leurs efforts, Louis Daguerre et Nicéphore Niepce firent la découverte décisive (1829), l’ionisation de la plaque de cuivre argenté (selon un procédé très complexe) et sa fixation, offrant une image parfaitement visible et proche de « la perfection picturale ».
Technique et Art. Un monde ancien, un autre neuf, pour la mise en images du monde. Photographie et peinture, d’abord concurrentes, rivales puis cousines éloignées, puis s’ignorant réciproquement pour suivre des chemins divergents et séparés. La photo est devenue un art, et du même pas, une activité pour amateurs plus ou moins doués, jusqu’aux pères de famille fixant leur « été à la plage » et de nos jours les maniaques compulsifs du portrait égotique, le selfistes, englués dans le néant des instants et des êtres. Les cirons (1) feront-ils un jour un chapitre de l’art de leurs nombriliques prises de vue ? C’est à supposer, car tout arrive.
Le réel est donc un masque. Quelque chose est derrière lui. Sans doute un autre visage. Taine pensera « Je veux reproduire les choses comme elles sont ou comme elles seraient, même si moi je n’existais pas » (2). La durabilité au-delà de soi ? Après soi. Les clés verbales sont « reproduire », avec l’objectif photographique est-on hors de l’objet quoique dans son image reproduite ? Ajoutons-y le « comme les choses seraient si… », qui ouvre la porte aux hypothèses imprévues, il me semble. Que pouvons-nous penser, espérer découvrir derrière le masque du réel ? Un « songe » espère Gilles Plazy. Pourquoi pas ? Mais d’autres interrogations se posent aussitôt :
Qu’est-ce que le « songe », entre rêve et réalité ? C’est bien curieux, la photographie qui, dès sa naissance, passa, d’abord auprès des peintres – ah les grands naïfs ! – et sans doute pas les meilleurs, pour la rivale absolue, celle qui se montrerait bien meilleure amante du réel (meilleure reproductrice, qui plus est !), meilleure que leurs pinceaux renvoyés dans l’instant aux vieilleries du passé… Quelle erreur ! Ils étaient égaux au moins dans ce que chaque technique se voyait contrainte de « cadrer » le réel, d’en mordre une partie et de laisser toutes les autres (la totalité réelle du monde) hors du cadre choisi : par conséquent, la préhension du monde, sa représentation, sont hors de portée pour l’homme, pour ses arts, ses techniques, son désir même. De là, sans doute, la mise en œuvre de techniques de substitution : l’art impressionniste, l’art abstrait, le land art, les infinies photographies touristiques, de reportage, de famille (3)… De là, sans doute, qu’un réel parcellisé, trié peut-être, puisse se prêter à des songes d’un ordre différent.
Quant au songe, qu’avec d’autres veut capter Gilles Plazy, c’est une ambiguïté en soi : autrefois (à Rome, en Orient, ailleurs…) oracle prémonitoire, lié à la divination… Plus tard : Rêve ? Mensonge ? Illusion ? Tromperie ? Jusqu’au « songe-creux », autre façon de rechercher d’illusoires solutions… La définition d’Émile Littré, dans son scientisme incertain, prête à sourire : « Opérations irrationnelles des facultés intellectuelles en partie éveillées chez une personne qui dort ». On ne parvient à le cerner dans aucun dictionnaire. Sigmund Freud le réduit, sous le nom de « rêve », à un outil systématique, voire idéologique, de révélation et de déchiffrement de ce qu’il reconnaît comme « l’inconscient » : une façon encore de tenter d’arracher le masque. Pour le roi Sigismond, de Calderón de la Barca, son éclatante assertion – « Car toute la vie est un songe, et les songes ne sont que songes » (4) » – ne répond pas à la question de la tentative de résolution du problème par le moyen d’une représentation, mais par celui d’une intuition se référant à l’alternance qui le frappe du malheur et d’une échappatoire à ce malheur.
Je persiste à voir le songe, dans ses folles activités, derrière le masque, soit derrière les apparences : il faut donc l’y « révéler », l’y laisser monter ou en remonter. Il est l’imprévisible. C’est l’opération que risque Gilles Plazy dans ses bacs de révélateur.
Voyons certaines de ses images, et notamment celles qui, par hasard (je souligne), entrent dans mes manières de songes, celles que je peux lire par conséquent, fût-ce en les déformant, mais en les reprenant à mon compte, car il ne peut en aller que de cette méthode qui n’en est pas une puisque fondée sur la rencontre des objets qui parlent ou non, un même langage ou non, celui des songes (frappants, certes, mais qui restent tiens et miens !).
VOYONS. C’est bien le cas de le dire et de le tenter.
La séduction est en jeu, et elle agit fortement. Les noirs profonds, les gris en dégradés apportés par des éclairages discrets ou étudiés. La poupée emblématique, tenue tête en bas, bras écartés (non pas levés) parmi des bouquets étranges, descend aux abîmes, mais lesquels ? Ses yeux disent ainsi une sorte d’horreur. Le blanc cru de son corps, comme sévèrement gainé : un Éros empêché ?
L’Abat-jour de Pincemin. Un abat-jour clair monté sur des aciers serpentueux, devant un mur blanc ; au premier plan, une couverture tirée sur ce qui semble être le dossier d’un fauteuil ou d’un canapé. L’immobilité. Le silence. La fausse tranquillité. Pourquoi « fausse » ? On ne sait. C’est la maison que l’on va fermer pour l’hiver, ou celle que l’on ouvre aux vacances d’été. Notre songe des saisons, des alternances, de l’irrésistible marche des heures. Le temps valseur piégé dans les objets immobiles. Le réel indubitable capté dans l’objet dont on devine qu’il n’est plus exactement l’objet usuel, et aussitôt la nostalgie, le regret, voire l’angoisse. L’objectif est parfois (souvent… toujours ?) on ne peut plus inobjectif.
L’Envolée. Nuit profonde (nuit américaine peut-être… cela existe-t-il en photographie ?), mais un projecteur doit éclairer, en puissant contraste, cette femme qui se balance sur un fil fragile. Cheveux clairs, queue de cheval ou foulard agité dans le mouvement. On la croirait accrochée à des mâts, à des superstructures mal identifiables. Un marin, peut-être, s’y reconnaîtrait. Elle lève ses jambes blanches vers le ciel, robe troussée. Vision digne d’une nuit sans sommeil et sans sagesse. Le regard s’appartient et crée son propre réel. Le masque tombe du visage du regardeur, qui peut-être ne ressemble que de loin à celui du preneur d’image. Le regardeur est lui aussi un « preneur », voire un prédateur. Il doit bien exister un lieu de l’image et du fantasme où l’un et l’autre se rencontrent…
La Belle Endormie. Autant de pierre que de chair. Corps deviné renversé. Visage interrompu. Un sein où pointent l’aréole et le téton. Demi-lumière. Peur de voir, de savoir. Pierre plus que chair, c’est visible. Martyre ? Morte ? Proie de la volupté ? Ce qui se cache ici est encore à découvrir. On ne le trouvera pas, car l’objet obscur appartient aux rapports mystérieux du désir et de la répulsion.
L’Absent. Chaises et fauteuil de metteur en scène, objets maculés : sang ? Peinture d’un décor de film ? En proche arrière-plan, deux mannequins de tailleur : troncs figés comme on pouvait les trouver encore aux vitrines des tailleurs sur mesures, dans les années 1950. Êtres cartonneux, à la peau imputrescible, insensible, sans possible frisson, crânes chauves, et l’un, à ce qu’il semble, masculin, l’autre féminin. On comprend et ne comprend pas. Qui est l’Absent ? Moi, sans doute, le regardeur qui n’attend que de retrouver mes fantasmes perdus, soudain ravivés ?
Fascinant regard de La Jeune Fille et la mort. Écarquillé dans sa surprise plus que dans l’étonnement. Vide porté sur le vide. Une porcelaine, une poupée. La mort, un colifichet, un insecte porté dans les cheveux. On n’entend pas (du moins je n’entends pas) les notes de Schubert. Cela doit tenir à ce que, pour moi, le rapport (le rapprochement) est moins proche, ou ailleurs…
Puis, L’Œil de Jean. Bouquet au premier plan : coquelicots ? Tulipes artificielles ? Le vase, en quelle matière est-il ? Mais, photo dans la photo, Jean, ange de pierre ou apôtre, pris dans le sous-verre, mais libre malgré tout, et dont l’œil interroge (discrète irôneia), et le mur du fond peuplé d’infini : mise en abyme ouvrant sur des abîmes ? Atteindre l’envers du masque par le songe pose plus d’interrogations que cela n’apporte de réponses. Rien à voir avec le systématisme des interprétations freudiennes. Plutôt des prolongements, d’autres pistes qui s’ouvrent, une multiplicité de possibles.
Le Signe ascendant entre peu ou prou dans la même problématique des apparences trompeuses : deux branches végétales noires, en même temps pattes de mygales, grimpent au mur. Alentour, des cadres-miroirs, cadres dans le cadre, jeux de reflets en contraste ou en opposition avec la bête qu’au premier regard je vois appartenir à un paisible cauchemar. Dans l’instant, je (5) ne peux aller au-delà. Peut-être est-ce parce que je suis au point d’arrivée, là où je demandais à être conduit, là où l’on a voulu me conduire.
À qui parcourra ce « livre » – c’en est un, rempli du discours des objets parlants – il faudra, dans la mesure du possible, non pas choisir ses images, mais se laisser choisir par elles selon ses propres songes et obsessions et dans une rencontre avec ceux du photographe. Certaines m’ont choisi, et l’on ne peut tout dire. Il en est d’autres que le lecteur-regardeur découvrira et qui le découvriront à lui-même. Dire « ceci me parle et cela non » n’aura guère de sens : ce qui reste muet pour l’un sera étrangement bavard pour un autre. De plus, ce qui à tel moment me restera fermé, deux heures plus tard, ou le lendemain, s’ouvrira et me révélera tel ou tel de ses secrets. Quant au secret de l’artiste, il est dans la fixation. C’est toute la magie photographique initiale, jamais démentie par les années, par l’habitude (croit-on) de visionner des clichés (6). Non, l’empreinte perdure, l’image ne s’efface plus, le tableau paraît moins soumis aux attaques du temps et de la chimie des pigments, le mouvement se fige tout en demeurant mouvement, le songe se tient tout entier dans la fixité obsessive de son impression la plus vive. Il remonte jusqu’à la conscience lucide et émotive. Remémoration. Fixation confirmée.
Michel Host
(1) La nature se moque des individus : pourvu que la grande machine de l’univers aille son train, les cirons qui l’habitent ne lui importent guère (Voltaire, Lettre à Mme du Deffand, 8/II/1768)
(2) Encyclopédie Universalis, vol. 18. Art. Photographie et peinture p.78
(3) L’un des « passages » des arts à travers le temps dont on aura tiré les plus interminables exégèses, des bavardages inquiets ou ridiculement affirmatifs… Esprit impressionniste car impressionnable comme la plaque photographie et la pellicule, peu intéressé par les techniques numériques, je me vois contraint ici à un schématisme lui aussi très « impressionniste ».
(4) La vie est un songe, acte II, scène 19. Il répond à sa question ¿Qué es la vida ? Un frenesí. / ¿Qué es la vida ? Una ilusión, / una sombra, una ficción… Interprétons ici « la vie » comme « le réel ».
(5) Je demande qu’on excuse ces quelques interventions du « je », de la subjectivité personnelle, dans une tentative d’explication dont je vois mal comment elle pourrait ici être distanciée et totalement impersonnelle.
(6) Étrangeté insane de ces deux mots : l’un, néologisme inventé comme pour se prémunir de « voir », comme rendu nécessaire par l’universel principe de précaution… L’autre, pince à tout faire et à ne rien pincer, purement technique, sans écho. Les deux, neutres absolument.
Gilles Plazy est certainement d’une efficace discrétion. Il faut aller à sa recherche. Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, il a été longtemps journaliste pour divers journaux ou magazines : Combat, Le Monde, Le Quotidien de Paris, Les Nouvelles Littéraires, Impact Médecin, Le Film français, Cimaise, Elle, City Magazine, Muséart…). Il a été pendant deux ans conseiller de programme auprès du directeur de France Culture. Il est membre de l’Association internationale des critiques d’art. Ecrivain, il a publié une cinquantaine d’ouvrages parmi lesquels des poèmes, des romans, des nouvelles, des essais et des documents. Au sortir d’une éducation traditionnelle et d’une formation classique, il a été particulièrement influencé par René Char, Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues, Eugène Ionesco, Henry Miller, avant d’être bouleversé par une plongée dans l’œuvre de Paul Celan. La poésie, son obsession permanente, l’a mené de brouillon en faux semblant jusqu’à un travail de la langue rompant avec l’ordre rhétorique auquel le surréalisme lui-même n’a pas manqué de se soumettre. Aussi le premier ouvrage dans lequel il lui semble avoir enfin réussi à poser sa voix est-il Ciel renversé (La Sirène étoilée, 2014). Venu à la peinture à trente ans et à la photographie à cinquante, Gilles Plazy a participé, en peinture et en photographie, à diverses expositions de groupe et montré plus précisément son travail en quelques expositions personnelles (Galerie de Varenne, Jacques Damase, 1978 ; Galerie d’Art International, 1987 ; Galerie Claude Samuel, 2007) ; Galerie 4 (Cheb, République tchèque) ; Médiathèque Georges Perros de Douarnenez (Orphée ne te retourne pas !, poésie et peinture), mai 2010, Médiathèque Les Ailes du temps, Morlaix, 2013 (sources Wikipédia).
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