Et leurs bras frêles tordant le destin, Jean Le Boël
Et leurs bras frêles tordant le destin, 2017, 81 pages, 10 €
Ecrivain(s): Jean Le Boël Edition: Editions HenryDans son « Avant-Dire » qui constitue un « Bréviaire de poète », Jean Le Boël met les pendules à l’heure au sujet de sa conception et de sa réception de la poésie : « (…) qu’on me laisse récapituler le peu qui régit mon écriture et que je n’impose qu’à celle-ci ». Sa poésie, maintenue dans son envergure d’altitude et d’exigence, respectera une langue française riche de sens et rigoureusement élaborée, dans une entreprise de curiosité ouverte sur un perpétuel étonnement et un goût de l’effort tenu, puisque « la grandeur du poème ne tombe pas du ciel ». L’Humain est bien au centre de la Voix poétique, altruiste et bienveillante dans le partage des émotions dont elle fait vibrer nos regards, l’univers, nos égards. « Si ma poésie est lyrique », écrit le poète-éditeur Jean Le Boël, « oscillant entre le souci de la plus grande simplicité et l’évidence du mystère, l’émotion qu’elle vise n’est pas la mienne exhibée, mais la redécouverte par le lecteur de la sienne enfouie ». La difficulté de la poésie réside bien dans cette oscillation dont peu de poètes trouvent l’équilibre, la juste mesure créative, et dans cette donation du sens de cœur à cœur ouverts sur les autres, soi, le monde. L’échange s’inscrit comme condition de possibilité du poème : « Je me suis toujours pensé à l’image des autres ; l’empathie m’est naturelle avec les vivants, avec les disparus, même les plus antiques, surtout si j’en entends la parole ». Cet échange prend corps dans une « maîtrise de la parole » qui associe l’Autre par « l’écoute » et « la proximité » :
« Il ne s’agit pas de s’élever, mais d’être parmi, de soutenir, d’aider chacun, qui est comme soi, à vivre son destin, à l’entendre et à le dire ».
L’attention du poète se porte « au service : des petits, de ceux qu’on oublie, de ceux qu’(il) admire et dont(il se) nourrit, de chacun dans sa faiblesse et dans sa singularité, hors du temps, contre le temps ». Cherchant l’homme partout, le poète se tourne vers les autres dans un présent qui est le sien, certes fragile mais soudé en ses liens par la poésie où « il n’est d’autre éternité que de l’instant ». Fraternité, altruisme sont comme les garde-fous et ce qui donne sens à notre propre existence :
« que sert-il d’avoir tendu la main si
c’est juste la sienne
à quoi l’autre tient
toi-même tu n’as pas tout donné
avare de cet obscur intérieur
trop âpre à partager
que sert-il de parler si
ce n’est pour entendre
dans les mots dans les souffles
dans la fraternité des bêtes et des pierres
la sève de ton bois
qui ne t’appartient pas »
Il écrit « l’obscur » en l’homme (cet adjectif substantivé apparaît de façon récurrente dans plusieurs poèmes) : à l’encontre de ceux qui « pérorent » : « ils déprisent la vie des autres, l’obscure » ; « l’obscurintérieur » ; « l’homme obscur », …
La tonalité des poèmes répond à cette part obscure en l’homme, le poète se tenant debout sans concessions ni illusions face au réel. Ceci point à même le seuil du recueil, dans le titre même : « et leursbras frêles tordant le destin ». Cette torsion, sous-tendue par la tension du Vivre entre nos émotions et notre disparition inscrite dans notre destin, travaille nos quotidiens vigilants. La fraternité s’entend aussi dans les poèmes écrits à la mémoire de frères en écriture où chaque texte fait revivre la part de chaque poète en leur singularité ou le(s) phare(s) de leur œuvre : « Le Cimetière marin » pour Paul Valéry ; le cœur fragile mais océanique de Cadou parmi le règne végétal, par « la maind’Hélène », « en(son) pays buissonnier/ (où) l’eau de la Loire murmure(son) nom/ à la mer aucœur partagé » ; les îles de Saint-John Perse « où roucoulent les arbres au chant plus pur » ; « lenoir sans porte » de Reverdy « dans le cachot de l’horizon » où étincellent, lueurs frêles, les « pierres vives » ; le cœur tremblant d’amour de l’oubliée Marie Noël ; la femme noire maltraitée aujourd’hui de Léopold Sédar Senghor ; et ce texte pertinent en son écho prenant le parti pris d’une « poubelle, fille du monde » en l’honneur de Francis Ponge.
Les mots du poète se font les garants d’une vie poursuivie par sa parole présente et vivante pour « tout ce qui doit disparaître », sentinelles qui perdurent le souvenir de « destins qu’on ne dit plus/ monde qu’on referme dans le cercueil ».
Dans cet opus « et leurs bras frêles tordant le destin », le poète Jean Le Boël nous invite à entrer dans sa demeure poétique à hauteur d’humanité, où habiter le verbe et la chair du Langage revient à bâtir ensemble la maison de notre présent à vivre – rythmes, souffles et sourires fraternels en partage. Le poète nous ouvre la porte, « compagnon ordinaire/ ouvrier du verbe/ insurgé de vivre ». Nous entrons avec lui dans un espace, à ciel ouvert et construit de cœur à cœur solidaires, dont les fondations tiendront la terre ferme au-delà de nous, comme l’enfance nous survit, continuant de faire fructifier nos racines puisque :
« La poésie ne meurt pas avec les poètes
toujours le chant renaît
eau qui coule entre les doigts
de qui ne peut la retenir
mais s’en abreuve »
Murielle Compère-Demarcy
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