Et le jour sera pour moi comme la nuit, Françoise Grard (par Patryck Froissart)
Et le jour sera pour moi comme la nuit, Françoise Grard, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, février 2023, 135 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Dans la série des romans autobiographiques, l’autrice narratrice livre le récit intime, intimiste, de son existence de mal-voyante, de la brutale perte totale de la vue vers l’âge de soixante ans et des interventions cliniques qui lui permettront de recouvrer une vision très partielle mais cruciale pour un retour à une vie à peu près « normale ».
Le roman a pour repère temporel un certain 5 septembre. Ce jour-là, alors que, exerçant la profession d’enseignante en surmontant le handicap de la malvoyance, elle se rend à son lycée, se produit un décollement de rétine qui la rend complètement aveugle.
Le récit s’articule entre l’avant et l’après de cet événement tragique, sans toutefois qu’il y ait passage narratif marqué de l’un à l’autre, passé, présent et futur s’imbriquant tout du long.
Avant, c’est l’évocation d’une enfance pénombreuse, au cours de laquelle tout est rendu compliqué par une faiblesse visuelle congénitale, par la nécessité d’adapter une vision réduite à chaque situation, familiale, ludique, relationnelle, scolaire, par les espoirs parfois insupportables d’une mère tantôt avide de découvrir chez sa fille un surdon remarquable propre à compenser l’infirmité, tantôt déterminée à l’en guérir par le recours à de vaines opérations de chirurgie olfactive.
L’aube de ma vie a été trouble. En ouvrant les yeux, j’ai atterri dans un monde incertain et fumeux, fait de pastels mêlés et d’ombres mouvantes.
[…]
Je viens donc d’un brouillard originel. Dans un fondu des lignes, dans une composition de taches colorées de tailles variables, j’ai fait mes premiers pas. Ce monde était plein de séductions et d’embuscades…
Avant, c’est l’obligation de développer des capacités alternatives, de faire appel à des ressources dont la mise en œuvre demande incommensurablement plus d’efforts que n’ont besoin d’en user « les autres », ceux qui voient bien. C’est conséquemment, dans le cas de la narratrice, la nécessité de faire montre d’un courage, d’une énergie, d’une volonté d’exception pour « rester dans la course » tout au long d’un itinéraire scolaire difficile (marqué parfois douloureusement par les moqueries et quolibets des condisciples ciblant son strabisme), puis étudiant, puis professionnel qui lui permet, malgré son handicap, de décrocher un CAPES et de devenir enseignante de lettres.
Avant, ce sont donc aussi les conditions dans lesquelles elle est amenée à exercer sa profession face à des élèves qui pourraient profiter de sa déficience visuelle, ce qui ne se produit guère.
Le regard perçant, « l’œil du maître », me faisant défaut, il me fallait lui substituer un autre mode de contrôle. Je commençai à trouver un peu de ce qui fait en partie l’autorité, à savoir l’art d’inverser les rôles voir/être vu.
Et puis survient le drame charnière, alors que, ne se sentant pas bien, elle avise de son absence prévisible la proviseure et qu’elle se retrouve à la terrasse d’un café face à sa fille.
Soudain, par moitié, ce visage s’obscurcit. Comme si on l’avait tranché de haut en bas […]. Dans le tramway qui me ramène, un calme sec me tient debout, comme une cuirasse […]. C’est sans réfléchir et toujours portée par cet élan de conservation vitale que j’arrive chez moi. Je jette à tâtons quelques affaires dans un sac et passe devant une glace. Et m’arrête.
Cette fois, j’ai disparu.
Après, ce sont l’hospitalisation et les interventions d’ultime recours, à l’issue incertaine, et la lente remontée du fond de la caverne, par une pente escarpée, vertigineuse, aléatoire, vers un peu de jour, puis un peu plus de lumière… jusqu’au retour d’une acuité visuelle faible mais suffisant à entretenir le regain de l’optimisme et du plaisir de jouir, encore, du temps qu’il reste à vivre.
En amorçant la pente descendante, on ne souhaite que durer. A mesure que se rétrécit la marge restante, la vie redouble de chatoiement et de mystère, elle s’irise des mille nuances d’une calme jouissance potentielle.
Texte sensible, sensitif pourrait-on dire, procédant par petites touches pour brosser en un tableau expressif, sans misérabilisme, les mille et une petites difficultés que provoque la déficience partielle ou totale d’un sens crucial, mais aussi les mille et une petites satisfactions qu’apportent les victoires, quotidiennes ou ponctuant les grandes étapes de la vie, sur le manque sensoriel, d’une écrivaine lettrée qui résume ainsi la perception singulière qu’a son personnage de son environnement :
Comme nous sommes tous otages de nos perceptions incommunicables, chaque individu porte en lui sa norme solitaire ; la mienne était « impressionniste ».
Patryck Froissart
Ecrivaine française, Françoise Grard est née en 1957 au Maroc. Après une enfance passée à parcourir le monde, elle s’installe à Paris pour suivre des études de lettres. Elle devient professeur de lettres, profession qu’elle exerce toujours en région parisienne. Françoise Grard a su conquérir un public amateur de belles histoires. Ses écrits sont quelquefois jugés peu accessibles, mais ils traitent avec justesse de sujets profonds tels que la complexité des relations familiales, la trahison, etc. Elle est notamment l’autrice du Loup de Manigod ; Le Silence de Solveig ; Un Éléphant dans la neige ; Le plus beau rôle de ma vie ; La boiteuse ; etc.
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