Et frappe le père à mort, John Wain (par Yann Suty)
Et frappe le père à mort (Strike the Father Dead, 1962), mai 2019, trad. anglais Paul Dunand, 394 pages, 19 €
Ecrivain(s): John Wain Edition: Editions du Typhon
« La musique adoucit les mœurs », prétend le proverbe. Mais encore faut-il s’entendre de quel type de musique il est question. Car quand un père est féru de musique classique et son fils de jazz, la musique est plutôt source de heurts, de tensions. Ou elle ne fait qu’envenimer une situation déjà bien explosive. Et entre Jeremy et son père, Alfred, la musique n’est qu’un élément parmi d’autres de la discorde qui les oppose sous les yeux d’Eleanor, tante du premier et sœur du second, vieille fille dépassée par les événements, mais témoin privilégié pour donner un autre point de vue sur la situation.
Alfred est un professeur de grec à l’université, tendance rigide et arc-bouté sur des principes. Il mène une existence austère, entièrement dévouée à son travail. Pour lui, « un bon fils est un fils qui sait la grammaire grecque ». Or, Jeremy en a plus qu’assez de travailler ses versions et ses thèmes. Il a dix-sept ans et il rêve de musique. Depuis qu’il a découvert le jazz, Jeremy a cette musique « dans le sang ». Alors que pour son père, « jouer ou écouter du jazz avait quelque chose de déshonorant, un peu comme la masturbation ». Il la considère comme une « musique discordante, monotone et populaire », « une voie de perdition ».
Jeremy n’en peut plus de ces grands principes. Il jette sa grammaire grecque dans un étang. C’est la première étape vers l’émancipation. Ensuite, il passe la soirée dans un club et se retrouve à prendre la place d’un pianiste. C’est la première fois qu’il joue en public et c’est une révélation. Puis, c’est la première fois qu’il danse, la première fois qu’il boit de la bière, et la première fois qu’une femme le serre de très près… Mais il faudra encore un peu de temps avant d’admettre qu’il ne peut pas suivre les volontés de son père, que la vie qui se profile s’il se conforme à ses directives le rendra malheureux. Elle n’est pas faite pour lui. « C’était pour moi une frivolité pathétique de rabâcher un truc comme la grammaire grecque alors que le salut de mon âme était en jeu ».
Il fugue de l’école et disparaît à Londres, alors que la ville est soumise aux bombardements des nazis. Nous sommes en 1943.
Commence alors pour Jeremy une vie de pianiste. Où il ne vit que pour le jazz. Il joue dans des clubs pleins de fumée, découvre tout un monde parallèle. Il travaille avec frénésie, consacrant toute sa vie à la musique au point de ne pas penser à se marier et à fonder une famille. C’est une vie de travail acharné, mais c’est aussi pour lui la seule vraie liberté, où il ne vit que pour et par sa passion. Une vie où il peut enfin s’émanciper de son père.
John Wain écrit de longues et intenses pages sur des musiciens de jazz. C’est tout le roman qui est traversé par la langueur du jazz, par ses brusques accélérations, ses solos et ses échanges avec les autres musiciens, par sa sensualité. Cela se reflète dans la structure. L’histoire est racontée alternativement par Jeremy, par son père et par sa tante, Eleanor. D’autres témoins interviendront, comme d’autres instrumentistes qui viennent réciter leur partition. Mais c’est Jeremy qui a le plus souvent la parole, il interprète la participation principale, joue les solos les plus longs. Les autres viennent rebondir sur ses notes et improviser.
Et frappe le père à mort : le titre est tiré de la pièce de William Shakespeare, Troïlus et Cressida. Dans l’Angleterre de l’après seconde guerre mondiale, ceux qui avaient combattu réclament que la société leur accorde une place à la hauteur des espérances suscitées par la paix. Mais l’immobilisme de la société fait que les enfants en veulent aux pères. Ils considèrent avoir été trahis, ce qui les pousse à vouloir « frapper le père à mort ». Le thème de la confrontation entre père et fils n’a rien de nouveau. Depuis Abel et Caïn (évidemment évoqué dans le livre), les variations sont innombrables, mais John Wain parvient à renouveler le « genre », avec un côté feutré, contrairement à ce que pourrait laisser suggérer le titre. La confrontation est directe, mais il n’y a pas de grands hurlements, de grandes effusions. Elle est plutôt posée (entre gens bien élevés, pourrait-on dire), qui argumentent, expliquent. Peut-être cela s’explique-t-il parce que le livre a été publié en 1962, et en Angleterre. Mais cela ne fait que rendre cette relation plus poignante car il n’y a pas d’issue possible : le père et le fils ne parviennent pas à se comprendre car ils vivent dans deux mondes différents.
Et le fils vit dans le monde du jazz. Il s’agit aussi d’un roman d’apprentissage : comment un adolescent apprend à devenir adulte. Le livre a la capacité de jouer le temps court et le temps. Il a à la fois un côté théâtral, avec de longues scènes, et un côté chronique des jours qui passent, avec des raccourcis, des ellipses.
Au fur et à mesure, Jeremy va se rendre compte qu’il est paradoxalement devenu comme ce père qu’il avait fui. Celui qui était un anti-modèle est presque devenu un modèle du fait de son abnégation, de sa capacité à travailler sans cesse, à se dévouer corps et âme à une discipline, quitte à ne pas comprendre que d’autres essayent d’autres chemins. C’est ainsi que Jeremy, le jazzman, sera bien intrigué de voir les premiers pas du rock’n’roll et ses chanteurs qu’il trouve très bruyants… Et les mots de son père, il pourrait finalement se les approprier :
« J’ai consacré ma vie à un idéal, et cet idéal est étroitement lié à la maîtrise de soi, au service d’autrui et à une lutte constante pour s’élever au-dessus de la facilité et de la complaisance envers soi-même, éléments qui font partie de la fibre de chaque être vivant ».
Quoi qu’on fasse, on est toujours le fils d’un père.
Yann Suty
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