Et des poussières… Michel Bellier
Et des poussières… coll. Théâtre à vif, 40 pages, 8 €
Ecrivain(s): Michel Bellier Edition: Lansman Editeur
« Les yeux bleus »
Les mineurs de fond, les « gueules noires » aux yeux toujours si clairs, toujours si bleus, tiennent une place à part dans l’histoire du monde ouvrier. Ces hommes ont vu le monde d’en-dessous des ténèbres. Ils allaient dans les profondeurs de la terre en esclaves du patronat, fer de lance de la révolution industrielle qui marqua la transformation de l’économie européenne aux dix-neuvième et vingtième siècles. Ils furent les révoltés, les syndicalistes héroïques, vaincus au bout du compte. Les mines fermèrent les unes après les autres, et leur monde, leur paysage de terrils, de corons sombra. Et malgré cette douleur terrible, être mineur, comme le dit l’un des personnages du texte, c’était exercer « Le métier comme Signe Extérieur de Fierté » (p.31).
Mais la littérature les sauva. En mars 2012, Michel Bellier, dans le cadre d’une résidence dans le département du Nord, est parti à la rencontre des habitants des territoires marqués par la mémoire des mineurs. C’est ainsi qu’il rédigea son texte Et des poussières…
Les hommes sont poussière redevenus ; ils sont ce quelque chose que l’on ne parvient plus à cerner ; ils sont leurs poumons attaqués par les poussières de silice. Voici Tad Cisowski, le Polak, voici Rosa, sa femme attentive, venue d’Italie avec sa mère pour rejoindre son père mineur, et Saïd le marocain, recruté par l’ancien colonial Félix Mora. Ils se parlent ou nous parlent car le monologue les fait parler par-delà leur mort. Ils racontent leur vie d’émigrés, embauchés à la mine. Un historien les dévoile un peu comme le fait l’auteur lui-même, en découvrant les boîtes qui appartenaient à chacun d’entre eux, avec son nom et sa photo. Il est en quelque sorte celui qui secoue la poussière retombée sur ces existences perdues et s’adresse longuement au début du texte à nous, lecteurs ou spectateurs (2). Et puis l’on entend la parole de celui qui tient le discours de l’organisateur de leur travail, selon les lois du meilleur rendement et du profit. Il n’est pas personnage de la fable dramatique mais figure froide et raisonnante de l’Histoire. Charles Bedaux est un de ces théoriciens du travail qui après s’être installé aux Etats-Unis participa de la « fordisation » du travail :
Selon la théorie de Gilbreth, toute activité gestuelle peut être décomposée en dix-huit mouvements élémentaires. Ces mouvements sont symbolisés par des thermies. C’est une sorte de sténographie gestuelle. Chaque geste peut donc être représenté par une suite de thermies. Grâce aux thermies, l’étude des mouvements inutiles est facilitée. On élimine l’inutile, on dégraisse le superflu. On gagne du temps et de la fatigue. Et du rendement. C’est scientifique (11).
Entre la vie des hommes et des femmes de la mine et celle de Bedaux, Bellier fait entendre une voix comme fantomatique, « dans le noir » du théâtre. Voix en quête de l’Autre, du dialogue enfin possible qui trouve sa place à l’incipit du texte (1), revient plus loin (12) et marque l’achèvement de la pièce (17) :
Il y a quelqu’un ? Par ici ? Eh oh ! Il y a quelqu’un ?
La voix est peut-être une âme errante, celle de « la carne à charbon », l’insaisissable poussière des morts enfouis.
Michel Bellier, dans l’une de ses pièces récentes, Les filles aux mains jaunes, évoque à nouveau le monde du travail, celui des femmes cette fois-ci travaillant dans les usines d’armement durant la Grande Guerre. De Rosa à Rose.
Le texte Et des poussières… a été lu en public pour la première fois en juin 2012 par la compagnie Dynamo Théâtre et sera monté au Rideau à Bruxelles en 2017.
Marie Du Crest
- Vu : 3566