Et au milieu coule une rivière, Norman MacLean
Et au milieu coule une rivière, novembre 2017, trad. américain Marie-Claire Pasquier, 174 pages, 19 €
Ecrivain(s): Norman MacLean Edition: Rivages
La rivière du sixième jour, l’étrange et beau titre original français de ce roman mythique, rend bien compte d’une dimension essentielle de l’œuvre, la dimension biblique. Elle traverse ce roman de part en part, dès l’incipit, inoubliable, qu’il faut citer en intégralité :
« Dans notre famille, nous ne faisions pas clairement la distinction entre la religion et la pêche à la mouche. Nous habitions dans l’ouest du Montana, au confluent des grandes rivières à truites, et notre père, qui était pasteur presbytérien, était aussi un pêcheur à la mouche qui montait lui-même ses mouches et apprenait aux autres à monter les leurs. Il nous avait expliqué à mon frère et moi, que les disciples de Jésus étaient tous des pêcheurs, nous laissant entendre – ce dont nous étions persuadés tous les deux – que les meilleurs pêcheurs du Lac de Tibériade étaient tous des pêcheurs à la mouche, et que Jean, le disciple préféré, pêchait à la mouche sèche ».
Roman autobiographique ? Assurément, de la plume d’un vieil homme qui retrouve, sur l’approche de la grande vieillesse – Norman Maclean a 74 ans quand il écrit ce roman et c’est, de fait, son premier et seul roman* ! – avec une acuité de souvenirs retravaillée par une profonde nostalgie, les éléments intacts de son tout jeune temps. Et au milieu coule une rivière est un roman bouleversant parce qu’on y retrouve un monde perdu dans la solitude du Montana, mais aussi la trace indélébile d’êtres magnifiques, un père exigeant et plein d’amour, une mère discrète et d’une bonté mariale, le frère enfin du narrateur, Paul, l’enfant terrible de la famille mais figure biblique s’il en est, oscillant entre le bien et le mal, débordant d’amour mais soumis à des passions terrestres qui le perdront.
Norman – c’est (aussi) le prénom du narrateur – est le contrepoint parfait de Paul. Là où Paul est traversé de failles – amour du jeu, des femmes, de l’alcool – Norman est le garçon parfait, à l’hygiène de vie sans pareille, étudiant exemplaire puis professeur dont on devine qu’il ne l’est pas moins. Ils sont les deux versants de la dualité judéo-chrétienne, l’oscillation entre le bien et le mal, la mise en œuvre du libre-arbitre avec ce qu’il implique de frontières floues dans les choix humains. Les deux frères néanmoins sont attachés par un lien d’une puissance indestructible.
Ce roman est un hymne sacré. Un hymne américain. Peut-être le mythique Roman Américain en fin de compte, car on y retrouve, dans un univers somptueux, tout ce qui constitue la mythologie américaine.
La famille, sa force, sa capacité à aimer, à éduquer, à tolérer. La famille berceau, écrin, refuge. Celle de John Steinbeck – frappée du sceau de la force capable de supporter les plus grandes douleurs.
Et, étroitement liée à la famille, la foi – plus encore, la religiosité. Chez Norman Maclean, comme chez tous les écrivains du Montana et certains Sudistes, la foi chrétienne n’est pas seule. Elle est fortement mâtinée de panthéisme, d’un élan sacré vers la Nature déifiée. Dieu n’est pas une pure abstraction, il se niche partout, dans le cœur des êtres, dans les choix de chacun, dans un arbre, une montagne, la moindre source – qui sera ruisseau, qui sera rivière, puis fleuve. L’eau ici est la sève du monde, comme le sang de Dieu. Le ciel et la terre du Montana – on appelle cet état « The Big Sky Country » – sont un Eden, un Paradis retrouvé.
La pêche est aussi une religion. Le moment de la célébration absolue. Pas n’importe quelle pêche, la seule, l’unique, pêche à la mouche ! Le père et ses deux fils, ou les deux frères seuls, sont les prêtres de cette messe solennelle où seuls les truites, les eaux et les artistes sont admis. Paul, le « mauvais garçon », devient alors un ange sublime, tout droit descendu des cieux. Son geste, ses déplacements, son aptitude à deviner le poisson invisible là où il se cache, dans un remous, derrière un rocher, relèvent du pur divin, du geste éternel, venu de temps immémorables.
« Paul lançait bien fort en amont, bas sur l’eau, effleurant l’eau de sa mouche sans la laisser se poser. Puis il pivotait, renversait sa ligne en un grand arc de cercle au-dessus de sa tête, et il la relançait bien fort, bas sur l’eau, en aval cette fois, effleurant à nouveau l’eau de sa mouche. Il refaisait quatre ou cinq fois ce grand cercle, créant un mouvement d’une immense amplitude qui, apparemment, n’aboutissait à rien si vous ne saviez pas, même sans le voir, que quelque part au milieu de la rivière une petite mouche se baignait dans une vaguelette ? L’immensité ressurgissait soudain, comme un coup au cœur, lorsque la Big Blackfoot et l’air au-dessus d’elle étaient brusquement irisés par les flancs arqués d’une truite arc-en-ciel ».
Hommage soit rendu ici à Marie-Claire Pasquier, la parfaite traductrice de ce joyau et aux éditions Rivages qui ont l’intelligence de rééditer ce chef-d’œuvre qui mérite d’être rappelé à tous, tant – et malgré ses indéniables qualités – le film de Robert Redford qui en est issu a fini par occulter le livre original.
L’eau est l’élément de ce roman. Elle est le fil continu entre les générations, le lien de la mémoire. C’est à l’eau que Norman, devenu vieux, avec dans le cœur son père et son frère disparus, rend hommage, adresse l’une de ses dernières prières, dans un excipit qui ressemble à lui tout seul à une légende. L’excipit du plus beau roman du Montana.
« A la fin, toutes choses viennent se fondre en une seule, et au milieu coule une rivière. La rivière a creusé son lit au moment du grand déluge, elle recouvre les rochers d’un élan surgi de l’origine des temps. Sur certains des rochers, il y a la trace laissée par les gouttes d’une pluie immémoriale. Sous les rochers, il y a les paroles, parfois les paroles sont l’émanation des rochers eux-mêmes.
Je suis hanté par les eaux ».
Léon-Marc Levy
* Les éditions Rivages (re)publient, en même temps que le livre ici traité, un très beau récit de souvenirs de Norman Maclean, Montana 1919, qui n’est pas un roman.
VL4
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