Essais d’iconologie, Erwin Panofsky (par Didier Smal)
Ecrit par Didier Smal le 28.02.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres
Essais d’iconologie, Erwin Panofsky, Tel/Gallimard, novembre 2021, trad. anglais (USA) Claude Herbette, Bernard Teyssèdre, 400 pages + 64 pages hors texte, 16,50 €
À force de s’intéresser en dilettante à l’histoire de l’art, on finit par croiser avec régularité le nom d’Erwin Panofsky, dont feu Daniel Arasse reconnaissait l’impact majeur qu’il avait eu sur l’histoire de l’art en tant que discipline interprétative outre que descriptive ; l’occasion est belle de lire ses Essais d’iconologie, sous-titrés Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, dans une réédition présentant l’avantage d’offrir en sus du texte un très beau cahier d’illustrations en couleurs qui permettent au lecteur de mieux encore comprendre le propos de Panofsky en le confrontant aux tableaux, fresques, enluminures et autres tapisseries évoqués.
Autant le dire d’emblée : ces conférences, datées de 1939, semblent aujourd’hui à certains égards… datées. Il est vrai que depuis de nombreux historiens de l’art ont écrit sur l’œuvre du Titien ou de Piero Cosimo, et que l’approche des tableaux est elle-même désormais facilitée par les techniques modernes – pour citer un seul exemple, sans rapport avec le propos de Panofsky, quiconque est allé jeter un œil sur le site Closer To Van Eyck peut se targuer d’avoir vu L’Agneau mystique comme nul ne l’a vu ou presque depuis… Van Eyck.
Et même si l’initiative a des relents commerciaux, on se doit de célébrer le musée en ligne proposé par Google Arts And Culture. Mais tout cela n’est que détails, au fond, parce que Panofsky ne se livre pas à des exégèses relatives à tel ou tel détail précis, il offre une vue d’ensemble du tableau, en accordant à chaque élément montré son importance symbolique. Pour prendre l’exemple seul de L’Amour sacré et l’Amour profane du Titien, Panofsky le regarde non seulement dans son rapport à l’œuvre de l’artiste, mais aussi dans son époque, et surtout dans son rapport à la chronologie de la représentation du thème – et quiconque croit savoir quoi que ce soit concernant ce tableau, hors spécialistes avérés qui ont probablement lu les Essais d’iconologie, peut voir ses certitudes vaciller.
C’est toute la force de l’œuvre de Panofsky, successeur à tout le moins spirituel du grand Aby Warburg, le fondateur de l’iconologie, et forcé de quitter l’Allemagne pour les Etats-Unis en 1933 dû aux lois nazies excluant entre autres des postes d’enseignement les Juifs. Pour Panofsky, ce fut une opportunité, du point de vue professionnel en tout cas, de renaître complètement : lui qui était formé aux méthodes historiques, descriptives et parfois psychologisantes de l’école allemande mais s’en écartait à la suite de Warburg, le voici confronté à une liberté de penser, voire à une obligation d’élargir le point de vue (non, on ne peut parler d’art sans évoquer l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la littérature, bref tout ce qui l’environne) sur l’art, et il dépasse l’iconographie, la « simple » description de l’œuvre, par l’iconologie, qui va devenir avec lui une véritable façon d’envisager l’œuvre comme un réseau symbolique à décrypter.
Autrement dit, il faut connaître l’époque pour comprendre. Prenons un exemple simple, non extrait des Essais d’iconologie, pour saisir la portée de la méthode : durant des décennies, l’on a pu se demander pourquoi la Marie peinte par Lorenzetti en 1344 pour son Annonciation, portait un pendant à l’oreille, elle qui était supposément pauvre et humble, jusqu’à ce qu’une historienne américaine découvre dans les archives florentines qu’au début du Trecento, les femmes juives étaient obligées de porter un ornement à l’oreille pour être reconnues telles ; donc, Lorenzetti a respecté la symbolique de son époque, puisque Marie, rappelons-le, est une jeune femme… juive. Ceci est un exemple simple, destiné à montrer toute la portée de l’iconologie dans la bonne compréhension d’une œuvre d’art appartenant à son époque. La bonne compréhension ? Disons plutôt : la plus proche possible du sens voulu par l’artiste en son temps. En un sens, c’est pratique commune depuis des décennies, tant en littérature qu’en musique et, bien sûr, en histoire de l’art, et nul ne s’étonne plus aujourd’hui de telle pratique « lisante ».
Mais revenons aux Essais d’iconologie, qui, au fond, contredisons-nous légèrement, ne sont guère datés, puisque les thématiques sont inchangées et que la documentation dont dispose Panofsky, même si elle n’est pas toujours de première main (mais il cite chaque référence avec précision, et la discute dans un jeu de notes en bas de page plus érudit que le texte en lui-même, tout à fait accessible), est d’une belle complétude. Son sujet est donc la Renaissance et les problématiques de la représentation qui s’y posèrent : « Ces hommes eurent ainsi à découvrir une nouvelle forme d’expression qui, tant par le style que par l’iconographie, fût différente de la classique, différente aussi de la médiévale, encore qu’apparentée et redevable à l’une et à l’autre ». Pour mettre en évidence cette « nouvelle forme d’expression », Panofsky se sert de deux cycles de tableaux de Piero Cosimo (peintre qu’il fait découvrir et place sur un piédestal tel qu’on en vient à se demander pourquoi tout cours d’histoire de l’art ne met pas plus en exergue son œuvre, saisissante à y regarder de plus près), mais aussi de thématiques telles que le « Vieillard Temps » ou « L’Amour aveugle » (sujets passionnants dans lesquels on suit avec bonheur son raisonnement historique et artistique aussi limpide que nourri d’une riche iconographie). L’envol de ces Essais est définitivement pris dans les deux derniers chapitres, respectivement intitulés « Le mouvement néo-platonicien » et « Le mouvement néo-platonicien et Michel-Ange » : le premier permet de comprendre avec clarté ce qu’est ce mouvement (Panofsky n’était pas pédagogue pour rien) ; le second dévoile, par la magie de multiples esquisses reproduites et commentées, le rapport entre l’œuvre du créateur d’un Esclave mourant (pas si mourant que ça, en fait) et ce mouvement de pensée – toute la Renaissance florentine, à la fois philosophique et artistique, mise en perspective en quelques quatre-vingts pages richement illustrées.
Seul bémol à la présente édition, l’absence de traduction pour un certain nombre de brefs passages en italien ou en grec ancien cités tels quels par Panofsky – rien de rédhibitoire, mais un petit effort d’édition, surtout eu égard au magnifique cahier d’illustrations en couleurs, eût été le bienvenu. Nonobstant ce détail, car c’en est un, il faut impérativement saisir l’opportunité de lire ces Essais d’iconologie, pas en tant que document historique, pas en tant qu’étape de l’histoire de l’art, mais en tant qu’œuvre toujours d’une grande pertinence aujourd’hui, en tant que leçon de pensée vivante et profonde sur ce que raconte une œuvre une fois qu’on a dépassé ce qu’elle représente. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, par une fine érudition jamais étalée en vain, Panofsky rend aux œuvres considérées toute leur humanité. Tout historien de l’art qui se respecte en a depuis pris de la graine, et quiconque veut partager l’amour de l’art, surtout dans un cadre scolaire, aurait tout à y gagner en s’en inspirant. Le partage en sera plus intense.
Didier Smal
Erwin Panofsky (1892-1968) est un historien de l’art et essayiste d’origine allemande émigré aux Etats-Unis. Les Essais d’iconologie, en tant qu’il mette en œuvre une méthode tout en la prônant, méthode qui depuis a fait florès, sont fondateurs de l’histoire de l’art telle qu’encore pratiquée de nos jours.
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A propos du rédacteur
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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.