Esquisse de la Kabbale chrétienne, texte traduit, présenté et annoté par Jérôme Rousse-Lacordaire
Esquisse de la Kabbale chrétienne, texte traduit, présenté et annoté par Jérôme Rousse-Lacordaire, janvier 2018, 266 pages, 35 €
Edition: Les Belles Lettres
La Kabbale est une construction intellectuelle extrêmement subtile et complexe, élaborée sur près de deux millénaires, mais qui ne fut formalisée qu’à partir du XIIIe siècle. Les maîtres kabbalistes chassés de la péninsule ibérique en 1492 s’établirent à Safed – une des plus belles villes israéliennes – où ils développèrent leur pensée. Ce moment coïncide avec la période féconde et brouillonne que fut la Renaissance européenne, au cours de laquelle des esprits ouverts et inquiets, comme Pic de la Mirandole ou Reuchlin (l’anti-Luther) éprouvèrent de l’attrait pour cette vision ésotérique du monde et de la création. Leurs études les conduisirent à dégager une interface entre judaïsme et christianisme, un terrain d’entente. Pour la première fois depuis très longtemps, on était attentif à ce qui réunissait les Juifs et les chrétiens, non à ce qui les distinguait. Ce mouvement de la Kabbale chrétienne, magistralement étudié par François Secret, allait se prolonger très avant dans le XVIIe siècle, surtout dans le monde anglo-saxon et germanique.
En 1684, à la fin du deuxième volume de la Kabbala denudata, parut l’Adumbratio kabbalae christianae, que le père Jérôme Rousse-Lacordaire vient de traduire en français. Selon le dictionnaire de Gaffiot, le terme adumbratio désigne bien une esquisse, une ébauche, mais également une feinte, une apparence. Laissons-nous aller quelques instants à jouer avec le sens des mots. En français, ombrager a également le sens d’esquisser, comme l’indique Littré en alléguant le Discours de la méthode, ainsi que celui de mettre plus d’ombre, dans le domaine de la peinture (« Il faut ombrager ce tableau, il est trop éclairé »). L’Adumbratio kabbalae christianae cacherait-elle autant qu’elle révèle ? On doit dire que l’ouvrage ne se propose pas tant de renseigner ses lecteurs sur ce qu’est la Kabbale que de bâtir des ponts entre deux religions aux rapports complexes. Il ambitionne clairement de fournir aux chrétiens des matériaux afin de convertir les Juifs. L’échec d’une pareille démarche est à la fois patent et prévisible, ne serait-ce que dans la mesure où la Kabbale ne résume pas le judaïsme et parce que les rapprochements proposés sont parfois aussi artificiels que la laborieuse imitation de dialogue platonicien entre un kabbaliste juif et un philosophe chrétien, à laquelle s’est livré l’auteur (dont l’identité exacte demeure l’objet de débats). Certes, les kabbalistes affirment que l’âme de l’Adam Qadmon, l’homme primordial, après s’être incarnée dans le roi David, se réincarnera dans le Messie ; mais identifier l’Adam Quadmon au Christ semble de prime abord outré, bien que la théologie chrétienne n’ait pas été la dernière à établir des rapprochements entre Adam et Jésus (épître aux Romains 5, 11 ; première épître aux Corinthiens 15, 22). Cependant, on laisse son esprit vagabonder et on finit par ressentir le même vertige de l’intellect que l’on éprouve en parcourant un traité de géométrie non-euclidienne (pourrait-il exister une théologie fantastique, de même qu’il existe une architecture fantastique ?). L’auteur de cette Esquisse, quel qu’ait été son nom, connaissait admirablement bien les théologies juive et chrétienne. Si l’idée d’amener les Juifs à se convertir au christianisme est contestable, on ne peut qu’être sensible à l’autre volet de son entreprise, ramener les diverses confessions chrétiennes à une foi unique, par le biais de la Kabbale. Il souligne qu’il n’y a pas grand-chose qui sépare le judaïsme du christianisme et qu’il ne manque aux Juifs que de reconnaître Jésus comme Messie (problème épineux. Ainsi que cela arrive souvent à ceux qui échafaudent d’ambitieux projets de réforme, l’auteur néglige comme détails mineurs des points essentiels : il oublie également qu’avant de convertir les Juifs au christianisme, il faudra les convertir à la Kabbale, qui constitue un courant minoritaire par rapport au judaïsme « normatif », talmudique). C’est là, on le sait, la position des Juifs messianiques, très actifs aux États-Unis, mais nullement tentés par la Kabbale. On regrettera pour finir que quelques coquilles (p.20, ligne 2 : confronté ; p.175, note 35 : gaz : p.256, ligne 4 : Drucke, …) déparent cet ouvrage difficile et passionnant.
Gilles Banderier
Jérôme Rousse-Lacordaire, Dominicain, titulaire d’un doctorat en théologie catholique, a étudié la question des rapports entre christianisme et ésotérisme.
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