Errance, Raymond Depardon (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)
Errance, Raymond Depardon, éditions du Seuil, 2000, 181 pages
Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend
Entends la Voix de l’Eau
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire…
Souffles de Birago Diop (Dakar 1906-1989, Leurres et lueurs, Présence Africaine, 1960 et 2008) extrait :
Lire et relire à voix haute ce poème avant d’ouvrir Errance. Ou les haïkus du journal de voyage de Bashô (éditions Verdier, 2016). Errer, flâner, déambuler, dévier, dériver, dévoyer, divaguer, marauder, s’écarter, s’égarer, vagabonder, vaguer comme si l’errance appartenait aux verbes du premier groupe.
Là une certaine idée du labyrinthe.
À moins que.
Ou est-ce la ligne juste, la ligne qui permet d’entrer dans le cadre. Et de le fixer. Le traverser puis le dépasser. Écrire sur la ligne ou dans le cadre. Puis lire et relire Le Plaisir du texte, de Roland Barthes.
« Si j’accepte de juger un texte selon le plaisir, je ne puis me laisser aller à dire : celui-ci est bon, celui-là est mauvais. Pas de palmarès, pas de critique, car celle-ci implique toujours une visée tactique, un usage social et bien souvent une couverture imaginaire. Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible, prêt à entrer dans un jeu de prédicats normatifs : c’est trop ceci, ce n’est pas assez cela ; le texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore : c’est cela pour moi ! Ce “pour-moi” n’est ni subjectif, ni existentiel, ni nietzschéen, au fond, c’est toujours la même question : qu’est-ce que c’est pour moi ? ».
Lire et relire et à petites doses Errance de Raymond Depardon comme un cadeau, parce que c’est comme cela que l’errance opère. Au présent. Le récit, en perspective de l’image. La densité d’un chant et une humilité non feinte, le texte de Raymond Depardon, c’est tout cela. Une tonalité et une intimité non feintes. Dépasser la marginalité, la crainte que génère l’errant ou l’idée selon laquelle il n’a plus d’identités, de territoires, de prises. Il est insaisissable et il fait peur. L’errant. Errance, c’est se réconcilier avec l’errance.
« Je suis un photographe sec », un homme de la surface plate, de l’horizon et de la ligne minérale. Un homme du désert qui refuse l’humidité. Et la photographie utile. Ça, c’était sa jeunesse. Ses années de formation. Le passé. Et quant au futur, c’est toujours un conditionnel. Errance, ce sont sept lettres qui ensemble font lâcher quelque chose du présent, de soi bien sûr, en soi surtout.
L’errance fragmente le passé et encadre le lieu où se perdre. Perdre une part de soi, remettre la temporalité ou l’espace au présent. C’est de cela dont il s’agit.
« Avais-je une nécessité ? ». Trop près du sujet, trop loin, le photographe travaille l’unité du lieu, l’unité de ton, l’unité du temps. Et oscille entre la fixité et l’itinérance. Entre attendre que quelqu’un ou quelque chose entre dans le cadre. Se tenir entre distance et authenticité. Puis, plébisciter l’errance, le mouvement. Le déplacement, ça vient après. Entrer donc, et avec le grand angle. La distance et le couloir. Ou l’épreuve du reflet. Le texte à droite, la photographie à gauche et entre, le son des lignes. Les références aussi, Roland Barthes, la chambre, et qui éclaire toujours les mots placés en légendes. Les reflets de l’image. Son écho. Mots ancrages ou mots relais. Le texte est millimétré, chaque mot a sa place et sa composition, à l’instar des éléments sur la photo. Précision, simplicité, disponibilité et exclusivité du détail. L’errance en grand angle donc, en haute lumière, en extérieur. En noir et blanc. La force et la complexité d’un regard, bien sûr, la mémoire de la ligne et du format. Ce que le photographe retient d’un Tout.
L’errance, enfin. Et ses rémanences. L’obsession du sujet, non pas l’intrigue mais la forme et la forme esthétique. La lumière insatisfaite qui naît d’elle-même, tout comme la forme. « La forme et le calcul ».
Grâce et pour ces mots-là, le texte se doit d’être décanté. Le lire doucement, par séquence. Parce qu’ici plus qu’ailleurs sans doute « les images nous font écouter les mots ». Parce qu’écrire la photographie est une utopie, ça ne fonctionne pas, ça échappe à toute définition, à l’emprise de la segmentation. C’est le réel qui l’ordonne et la technique qui la sous-tend. Rien n’est dû au hasard. Être photographe, c’est peut-être aussi cela. Parler peu, être insécurisé et insécurisant. L’inconscient projeté sur une plaque, au fond du réel. Entre le miroir et la fenêtre. L’un ou l’autre. Pour repartir le jour suivant. La ligne est sans cesse inaccessible. La caméra ou l’appareil photo, l’homme manie les deux. La caméra qui fixe le réel, ou pas, et l’appareil qui estompe les lignes entre. Les fonds, les champs. Le cadre. Il faut laisser libre champ au réel, permettre l’espace entre la mise en scène et le surgissement. L’homme veut s’en extraire, l’homme veut y revenir. Au paysage ou au désert. Tomber sous le charme d’une courbe. Les paysages plutôt que les visages. Et « le paysage n’est pas le lieu ». Le désert, c’est l’école de la distance. Et l’homme d’ajouter, l’école moderne. L’errance y est impensable. Il faut des murs, il faut des lignes, des ombres et des bâtiments auxquels il est possible de se tenir. Il faut des corps entiers pour vivre l’errance, l’incarner, l’expérimenter et sans rien exiger des êtres, ni dérober aux lieux traversés. L’errance est une traversée dans un cadre et l’errant est traversé par des structures. Or, le désert, pour le photographe, n’est pas une errance. Il n’y a aucune possibilité de s’y soustraire. L’errance, ce serait cela précisément, une ligne vers laquelle on tend et la possibilité de s’y accrocher pour l’abolir simultanément. Le soi, le jeu, les autres. La distance et la hauteur. Le voyage n’est pas l’errance. La distance et le temps. Chaque photographe a sa décomposition du temps. Une seconde, ce sont deux mots par exemple. Et son école de la distance.
C’est un peu tout cela, Errance. En 181 pages.
Depardon est assurément l’œil du désert. L’écrivain du regard qui aspire à se libérer de la présence humaine. Prouver, devoir se justifier, non, il photographie, il filme, il écrit un livre-regard. Le corps est là pour donner l’échelle et le nombre. Trente. Cinquante mètres. « C’est ça l’errance, c’est laisser les gens à leur place ». C’est ça, l’errance, une perpétuelle oscillation entre la fixité et le mouvement. Attendre que quelqu’un ou quelque chose entre dans le cadre ou plébisciter le déplacement tel un refrain, reprendre. Le cinéma ou la photographie. Quelque chose entre les deux et qui s’écarte dès lors que quiconque tente une définition. L’errance. Tu n’en sauras pas davantage.
Mais tu l’auras l’aurez vécu. T’offrant cette disponibilité et son enchantement. Tu auras rêvé. Délesté, non pas de toi-même mais du poids à être et à agir. Entre les choses et les êtres. Un temps et un espace au-delà de l’attraction terrestre à laquelle nul ne peut se soustraire. Errance. Ce sont des verbes comme imaginer. Aimer. Vivre intimement la possibilité d’un entre-deux et y accéder en simultané.
Sandrine-Jeanne Ferron
Photographe et cinéaste de réputation internationale, Raymond Depardon a réalisé de nombreux films dont : Reporters ; La Captive du désert ; 10e Chambre, instants d’audience. Il est aussi l’auteur de Corse, Photographies de personnalités politiques ; La Solitude heureuse du voyageur ; et de 1968, disponibles aux éditions Le Seuil-Points.
- Vu: 770