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Epuration, Gilles Zerlini (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.05.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Editions Maurice Nadeau

Epuration, Gilles Zerlini, avril 2021, 164 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Epuration, Gilles Zerlini (par Patryck Froissart)

 

De l’enfer des tranchées de Verdun à l’épuration locale qui a immédiatement suivi le débarquement en Provence en août 1944, c’est la vie de Louis, poilu corse en 14-18, qui est la colonne vertébrale de ce nouveau roman des Editions Maurice Nadeau.

Louis Germani, démobilisé en 18, revient en boîtant, conséquence d’une blessure de guerre, épouser Félicité avec qui il s’installe dans le Toulonnais. De l’union naissent onze enfants en onze ans. Recruté comme égoutier par la municipalité, Louis arrondit ses fins de mois en faisant occultement fonction de rabatteur de clients pour le bordel des Trois-Singes tenu par son amie et amoureuse Marie, alias La Chinoise. Louis, admirateur du « vainqueur de Verdun », est ouvertement pétainiste dès juin 40.

Intercalées dans le déroulement fractionné de cette existence plutôt minable, s’entrelacent d’autres vies, celles de Marie dite La Chinoise, très liée à celle de Louis, et surtout celles, très parcellaires, très épisodiques, en pointillés, de deux autres personnages qui n’ont aucune accointance sociale avec Germani.

Jean Geneste (Attention ! un nom peut en évoquer un autre : est-ce voulu ?) est un inverti qui se prostitue et qui raffole de quignons de pain trempés dans les débordements des vespasiennes. On dira, avec l’auteur, que tous les goûts sont dans la nature. Lorsque les Allemands envahissent le sud de la France, sa clientèle s’enrichit en conséquence des besoins naturels des militaires occupants.

Eugène Blida, instituteur retraité, droit dans ses bottes, ex-hussard noir de la République, devenu pétainiste convaincu comme Louis, cultive un jardin ouvrier où trône un tableau noir sur lequel il note les performances de ses légumes en leur attribuant bons et mauvais points et appréciations positives ou négatives allant des félicitations au blâme.

L’épuration anarchique qui survient immédiatement après le débarquement frappe immédiatement les pauvres femmes ayant eu quelque liaison mal(heureuse) avec un occupant, et passe tout aussi immédiatement aux vengeances individuelles contre les hommes considérés à tort ou à raison (on n’a ni le temps ni l’envie de creuser l’affaire, il faut qu’un sang impur abreuve les sillons) comme traîtres à la nation.

Les qualités de romancier de Gilles Zerlini se déclinent en plusieurs traits :

– Expression narrative d’un réalisme cru, propre à frapper le lecteur dans des mises en scènes hallucinantes d’épisodes vécus par Louis dans et hors les tranchées de Verdun, avec une alternance de combats à l’aveugle d’un dramatisme intense et de tableaux du quotidien des boyaux parfois d’une cocasserie décalée, dans l’évocation pathétique de l’humiliation publique réservée à la femme tondue exhibée nue dans les rues de la ville avec le bambin né de l’union réprouvée, dans le récit au rythme coïncidemment accéléré des arrestations arbitraires impromptues, des interrogatoires à la sauvette et des exécutions sommaires de prétendus collaborateurs par des « résistants » qui ont enfilé la veste de FFI le jour du débarquement.

– Maîtrise d’une expression picturale donnant à voir et à ressentir dans la description des rues citadines et des campagnes environnantes. L’auteur a été berger dans sa jeunesse…

– Connaissances précises des lieux servant de décors aux récits, du contexte historique dans lequel se déroulent les diverses intrigues, du quotidien de la communauté corse installée en Provence.

– Fréquentes occurrences de l’humour et de la dérision modérant, soit dans le cours même de la scène racontée, soit dans les commentaires intervenant a posteriori, la crudité de certains fragments narratifs ou la liberté du commentaire.

Il reste néanmoins que ce nom, maudit peut-être, de Germani, était dur à porter à la fin de la guerre, à l’après-guerre. Moi, celui qui écrit, et probablement vous, sommes corsophones, peut-être parlez-vous même un peu l’italien ? Tous, nous prononçons donc Germani sans appuyer sur le i final… Dans la langue française, on écrase les dernières syllabes, pour Germani, on obtient indubitablement : Germanie.

– Présence permanente de la subjectivité du narrateur, de son regard orienté, de ses émotions, du vécu qu’il fait sien de ses personnages, de son positionnement critique, moral, idéologique face à l’Histoire et aux individus, grands et petits, célèbres ou inconnus, qui l’ont faite.

Quand je pense à tous les convertis de l’après-guerre qui sont morts dans leur lit, le vertige me prend.

Car, il faut le préciser, le narrateur est impliqué personnellement, presque directement, dans la narration. On sait qu’il se rattache par filiation à Louis, dont il est le petit-fils, qu’il a reçu une part de cette histoire en héritage, et que, deux générations plus tard, il en ressent une souffrance dont il espère pouvoir se libérer par l’écriture. Alors se pose, lancinante, la question de la légitimité morale peut-être, mais aussi et davantage de la difficulté d’exprimer qui saisit l’écrivain au moment de la mise en lignes publique des actes et des moments les plus intimes de membres de sa propre famille.

J’aurais dû laisser blanche cette page, j’aurais dû me contenter d’un titre de chapitre : L’assassinat, avec peut-être, comme c’était d’usage aux siècles précédents, une épigraphe.

Car il m’est difficile de tracer la mort de celui dont je descends directement. Louis. Louis Germani. On n’est plus ici dans la littérature.

L’important dans ces cas-là n’est pas la vérité ou le mensonge, l’’important est de pouvoir déclarer ce qui est invérifiable.

Peut-être est-il temps aujourd’hui, quelques jours avant que je ne meure et surtout que ma mémoire soit à jamais engloutie, de refermer cette page. Parce qu’aujourd’hui, tout le monde est mort, maintenant je peux parler et qu’enfin s’assourdisse cette honte de vivre après Lui.

Un récit prenant, des protagonistes attachants, d’autres repoussants, une catharsis personnelle, des réflexions poignantes, des états d’âmes communicatifs.

 

Patryck Froissart

 

Gilles Zerlini, né à Toulon en 1963, vit à Bastia, il est l’auteur de Mauvaises nouvelles (2012), de Chutes (2016), et de Sainte Julie de Corse et autres nouvelles (2019), parus aux éditions Materia Scritta. Son enfance dans un quartier populaire de Toulon, peuplé de marins, d’ouvriers et de prostituées, marque profondément son œuvre. Il fut entre autres chanteur de rock. D’autre part, il connaît très bien le monde rural, ayant été berger. Il se définit comme un écrivain réaliste, et passe au crible la société de son île en jouant de ses contrastes, de son désespoir et de sa beauté.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)