Épopée, historiette et fable, 3 livres de la Joie de Lire (par Yasmina Mahdi)
Cabane en péril !, Jean-Claude Lalumière, La Joie de lire, juin 2019, coll. Hibouk, 168 pages, 10,90 €
Cabane en péril est un récit simple, à l’imparfait, raconté par le petit garçon Bernie. Le temps y est découpé comme dans un journal intime, mais le ton est plus perfectionné, plus disert. Au début du livre-jeunesse se trouvent de petits schémas, plutôt réduits à de simples traces maladroitement dessinées à la main, et ce sont peut-être là les miettes du Petit Poucet qui nous engagent à suivre la trame de la fiction. La littérature enfantine ne naît pas ex nihilo et il est judicieux de la part de Jean-Claude Lalumière de citer Jean de La Fontaine, des dessins animés, des héros de bande dessinée, tout en situant l’intrigue dans notre monde actuel, et d’aborder des débats environnementaux. L’on peut parler aussi, à propos de Cabane en péril, de littérature d’apprentissage, d’une édification sur les problèmes de notre planète, le sens de la responsabilité de chacun à son égard.
Des copains d’une classe élémentaire se retrouvent, échafaudent des plans, des théories, contre l’implantation d’une voie à grande vitesse près de leur terrain de jeux – ce qui leur permet de jouer à la fois avec leur imaginaire propre et de réfléchir à la sauvegarde de la nature et des animaux. En effet, Pierre, Félix, Quentin, Hugo et Bernie se sentent concernés par la menace de cette construction d’autoroute à proximité de la zone pavillonnaire modeste dans laquelle leurs parents viennent d’acquérir des lotissements. Le comité d’enfants se réunit dans une cabane de fougères, ce qui va attirer et fédérer un mouvement de zadistes. Le monde des enfants n’est pas similaire à celui des adultes, et de jolis jeux de mots le prouvent, par exemple les homonymies entre « fée » et « fait »… Ce texte touchant est un appel à la tolérance et à l’écoute mutuelle, et l’auteur l’assure : « les enfants devraient figurer sur la liste des espèces protégées ».
Toutefois, l’on peut regretter l’absence des filles dans la cabane puis lors des attaques contre les bulldozers, les préférences normées selon les sexes. Le clivage de genre va s’estomper peu à peu avec l’appât des goûters et des pâtisseries orientales. C’est une petite fille d’origine étrangère qui va établir un lien entre filles et garçons. Ce roman qui traite d’initiative pour la sauvegarde de la nature s’adresse à des enfants dès huit ans.
Jean-Claude Lalumière, né en 1970 à Bordeaux, a écrit des fictions radiophoniques, un roman, Le front russe (Le dilettante) et collabore à la revue Schnock.
La Légende du Roi errant, Laura Gallego García, La Joie de lire, coll. Hibouk, juin 2019, trad. espagnol André Gabastou, 272 pages, 10,90 €
Laura Gallego García rend ici un hommage vibrant à la poésie du monde arabe. Les termes employés pour qualifier telle action, telle pensée, ou décrire un objet, un visage, sont empruntés à l’art du conte, du merveilleux, dans la tradition des Mille et une nuits. L’histoire tourne en boucle et s’inverse, comme l’écriture arabe, de droite à gauche, de la fin au début. L’auteure, en érudite, se réfère à la Qasida, forme poétique classique, originaire de l’Arabie préislamique, ode non strophique, monorime, composée d’au moins sept vers. Le lecteur va suivre une joute oratoire annuelle, décrétée par ordre du roi, menée par des ruwas (des rhapsodes), venus de tous les coins de l’État et au-delà du désert, sous l’égide d’Al-Nabiga-al-Dubyani, célèbre poète de tribu né vers le milieu du VIe siècle. Comme Chahriar, le Roi des Rois Sassanide, le vieux roi Huyn est aussi impartial quant à la justice et à la reconnaissance d’un talent, quels que soient le rang, le privilège ou l’absence de privilège du rawi. Et son fils, le beau prince de Kinda, Walid, va l’apprendre à ses dépens. Une épreuve quasi insurmontable attend Walid ibn Huyn, en dépit de sa grande érudition.
Le fond commun de La Légende du Roi errant recoupe plusieurs époques du monde arabe, dont la période antéislamique de l’Arabie heureuse, alors peuplée de Chaldéens, de Phéniciens, d’Hébreux, avant la fragmentation entre l’antique royaume de Saba et le royaume d’Aksoum (l’actuelle Éthiopie). Ainsi, la prouesse technique de la Qasida du prince Walid, au fond froide et hautaine, est éliminée par la grâce et la beauté de celle d’un garçon de onze ans pauvrement vêtu, fils d’un tisserand bédouin. Cette friction verbale évoque – bien avant Rabelais – la querelle du formalisme, avec le conformisme d’une langue usuelle et rigide, ici, l’idiome des puissants –, et par opposition, la fraîcheur et la sensibilité de l’idiome « d’un plébéien en haillons ». Il s’agit également de la confrontation entre l’oralité et l’écrit, de la transmission mémorielle, libre, onirique et de la trace scripturale des archives du manuscrit ; de la prosopopée émouvante d’un petit tisserand nomade face au savant panégyrique bien calculé du prince orgueilleux, futur souverain.
Les rebondissements multiples alimentent la trame du conte. La métaphore se déroule et se déplie en escargot d’où vont émerger par alternance les forces bénéfiques de la congruité et de la serviabilité et les souffles méphitiques de la vengeance et de la haine. Comme Shéhérazade, Laura Gallego García va tisser une histoire merveilleuse sur fond d’adversité, de jalousie et de démesure, avec d’un côté des « murs recouverts d’interminables rayonnages qui contenaient des milliers de dossiers bourrées de papyrus écrits », et de l’autre la modestie de « rêves (…) de commerçant (…) de berger » et de lissier. La déesse des archives est égyptienne, Sechât ou Sefkheh, elle détient le secret des écritures, sœur de Thot, l’inventeur de l’écriture et du langage, qui préside à l’audition des morts lors du jugement dernier au tribunal d’Osiris. L’exploit surhumain demandé au pauvre tisserand-poète concerne les codes de l’honneur, le courage et la compréhension des épreuves de l’existence. Les actions ont toutes leur conséquence, et le prince l’apprendra de manière cruelle. Les figures tutélaires des Djinns éclairent le parcours du fils du roi, ou l’assombrissent. Ces sortes de créatures métamorphes se manifestent aux yeux des humains par un comportement étrange. Précisément, selon les légendes préislamiques, à l’instar des muses, ces esprits djinniques animaient la poésie, les poètes.
Dans La Légende du Roi errant, le maillage serré du tapissier relève du miraculeux, l’œuvre d’art absolue va naître. La linéature de Laura Gallego García fait défiler à revers et à rebours la soie lumineuse de ce conte initiatique, qui prend sa source à l’oasis, et trace une route bien méandreuse à travers montagnes, villes et palais. La portée philosophique du texte, son vocabulaire précieux sont à la portée de lectrices et de lecteurs à partir de douze ans.
Laura Gallego García, née en 1977 à Valence, a étudié la philologie hispanique. Elle a été lauréate à 21 ans du prix El Berco de vapor pour Finis Mundi, et de nouveau pour La Légende du Roi errant. Elle a publié une trentaine de livres, traduits dans plusieurs langues.
La fabrique des contes, Federica Tamarozzi, La Joie de lire, 2019, 192 pages, 32,50 €
L’ouvrage La fabrique des contes se présente de manière somptueuse – beau tirage, couleurs délicates, images profuses. La couverture à rabats rose fluorescent ressemble à un mur tapissé. Le rose est ainsi la couleur émergeante de certains titres et de morceaux choisis de textes apposés comme des tampons. L’illustration occupe une partie essentielle de ce grand catalogue d’exposition. L’auteur des contes, Fabrice Melquiot, a l’habitude d’écrire pour la jeunesse. À travers des recoupements de récits célèbres, il offre aux lecteurs une version à la fois libre, simplifiée et un peu inquiétante : une parodie du conte en quelque sorte. L’utilisation du langage parlé contemporain renforce un double-sens qui insère les dialogues et les monologues au creux de nos peurs et de nos espoirs présents. Dans une mise en page superbe, des dioramas de Camille Garoche créés avec des papiers découpés font l’effet de lanternes magiques, de trompe-l’œil par la profondeur de champ, la superposition de plans d’ambiances solaires ou ténébreuses.
À la manière d’une comptine, Fabrice Melquiot énumère les éléments attenant à chaque espace, chaque individu, en modifiant le sens ou les attributs du mythe : par exemple, Cendrillon est reconvertie en ménagère orpheline, la femme du pêcheur devient une insatiable insatisfaite, jusqu’à changer de sexe et de fonction ! Quelque chose d’étrange recouvre la candeur de jadis, le canevas traditionnel des dénouements heureux, et s’y dissimulent, comme la pollution dans les eaux profondes, la lassitude au sein des couples et la tromperie des augures. Les sacrifices propitiatoires des contes chargent ceux-ci de vulgarité, de cruauté, voire d’ignominie. Le cortège des personnages gouachés de Carll Cneut se détache sur fonds blancs ou en pleine mer, dans la forêt magique, évoquant parfois les faces rubicondes de George Grosz. Une veine expressionniste se lit dans les grandes encres charbonneuses de Lorenzo Mattotti, accompagnant les aphorismes de F. Melquiot autour « du dieu anonyme et heureux », un hymne à Bacchus. Des objets populaires manufacturés ou originaux se retrouvent çà et là, témoins de ces histoires féériques, tels la quenouille ou le rouet. L’on retrouve des bribes des Chaussons rouges d’Andersen, de Riquet à la houppe de Perrault ou du pêcheur des Mille et une nuits. L’humour et la satyre s’immiscent dans Le pantalon du diable, et les trois filles du roi, aux plis d’étoffe aquarellés à angles droits, s’exclament : « Plutôt mourir que d’épouser un loser pareil ». Des figurations plastiques de crépuscules lunaires et d’abysses sont reprographiées pleine page.
Fabrice Melquiot puise dans la collecte du système de base des contes-types où quatre grandes catégories sont répertoriées : les contes d’animaux, ordinaires, facétieux, à formules, dans lesquels se côtoient tour à tour le surnaturel, le religieux, la fable, la nouvelle, l’amour, l’accident, etc. À ce propos, l’on rencontre l’érotisme, mêlé à l’effroi, avec l’enlèvement d’une frêle jeune fille par un ours brûlant de désir – sensuellement représenté par Carll Cneut. Les mythes savants se mélangent aux croyances profanes et par exemple l’impétuosité de certaine divinité est si grande qu’elle se gorge de sang et en abreuve la nature. Les forces telluriques plus proches des humbles (des paysans), répondent à celles et ceux qui crient famine, souffrent et attendent la mort – d’où le refuge en la sorcellerie, la féérie et les diableries. Des textes courts à la fin de ce catalogue d’art abordent justement la problématique anthropologique du conte, ses sources, la principale étant situé dans l’anthropomorphisation des animaux, dont ceux, très intéressants, de Claire Galloni d’Istria, de Vincent Fontana et de Stefano Pivato.
La mise en page de cet ouvrage d’art est variée, et des photographies originales donnent un aperçu de l’exposition du Musée d’Ethnographie de Genève, le MEG, qui regroupe un important fond d’art populaire et des œuvres d’art contemporain. L’exposition de La fabrique des contes a commencé le 17 mai 2019 et se prolongera jusqu’au 5 janvier 2020.
Fabrice Melquiot, né en 1972, dramaturge et auteur de livres pour enfants, a reçu de nombreux prix : Gilson, SACD, Jean-Jacques Gautier, etc. Il est l’auteur d’une quarantaine de pièces de théâtre, a été associé avec E. Demarcy-Mota au CDN de Reims, au Théâtre de la Ville de Paris. Il est actuellement directeur du théâtre Am Stram Gram, CICEF, à Genève.
Yasmina Mahdi
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