Éparses, Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, Georges Didi-Huberman (par Gilles Banderier)
Éparses, Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, février 2020, 170 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Georges Didi-Huberman Edition: Les éditions de Minuit
Si célèbre soit-il, le ghetto de Varsovie ne se visite pas, contrairement à d’autres, comme ceux de Venise ou de Prague. Avec le sérieux méthodique qui caractérise ce peuple, les Allemands l’ont entièrement détruit après l’insurrection d’avril 1943. Lorsque la capitale polonaise fut reconstruite après-guerre, on ne se soucia pas de l’ancien ghetto et seul un œil aiguisé peut en apercevoir le fantôme. En vérité, la mémoire du ghetto n’est pas inscrite dans la topographie de Varsovie. Elle se trouve à l’Institut historique juif de la ville, où sont conservés les documents patiemment réunis par l’historien du ghetto, Emanuel Ringelblum (1900-1944), puis enterrés dans des caisses de fer-blanc et de grands bidons de lait, et ainsi soustraits aux flots du temps. Ces quelque 35.000 pages reposaient dans leurs abris souterrains, tandis qu’à la surface les troupes du général SS Jürgen Stroop anéantissaient le ghetto et ceux qui y vivaient. Elles s’y trouvaient toujours lorsque, deux ans plus tard, Hitler, enfermé dans son bunker, mit fin à une existence trop longue. En 1946 et 1950, on découvrit ces deux ensembles de documents (un troisième demeure introuvable), dans un piteux état : les caisses en fer, qui n’étaient pas étanches, avaient été envahies par l’eau.
Depuis, les archivistes, avec les techniques qui leur sont propres, accomplissent des miracles pour empêcher ces documents de disparaître tout à fait. L’édition polonaise de l’Archiwum Ringelbluma, encore incomplète, compte à ce jour trente-cinq volumes.
Éparses constitue une méditation, presque au sens religieux du mot, sur ces « archives Ringelblum », leur histoire et l’histoire en général. Bien que l’échelle de temps ait été plus réduite, certains de ces documents évoquent par leur aspect les manuscrits de la Mer Morte ou les textes découverts à Masada, lesquels, à l’abri de leurs grottes, virent l’Empire romain disparaître, les invasions déferler sur l’Europe, la construction des cathédrales, la découverte de l’Amérique, l’explosion des deux bombes atomiques, avant de retrouver la lumière au moment où naissait l’État d’Israël. L’insurrection du ghetto de Varsovie, menée par moins de mille combattants civils face à des SS surentraînés et surarmés, n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’histoire de Masada. Historien de formation et de carrière, Emanuel Ringelblum avait-il fait le rapprochement ? Avec un humour sombre, il avait baptisé son équipe chargée de collecter les documents et qui se réunissait (donc travaillait) les samedis, Oyneg Shabes (« la joie du Shabbat », en yiddish). Quelle joie pouvait-on ressentir en sauvegardant, pour un avenir qu’aucun des archivistes ne verrait et dont nul n’était sûr qu’il existerait vraiment, les archives de cet îlot juif battu par les flots noirs ? D’aucuns chipoteraient à Ringelblum la qualité d’historien, car, sujet et objet à la fois, sachant ce qui l’attendait, il n’était pas émotionnellement détaché de ce qu’il étudiait. Là réside exactement sa grandeur. Un de ses maîtres, Isaac Schiper, écrivait en 1943 : « Personne ne voudra nous croire, parce que notre catastrophe est la catastrophe de tout le monde civilisé » (cité p.83).
Gilles Banderier
Georges Didi-Huberman (né en 1953), historien de l’art et philosophe, enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales.
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