Entretien François-Marie Deyrolle, éditeur de L’Atelier contemporain, par Philippe Chauché
Entretien François-Marie Deyrolle, éditeur de L’Atelier contemporain à l’occasion de la parution de :
Au vif de la peinture, à l’ombre des mots, Gérard Titus-Carmel, préface Roland Recht ; Peindre debout, Dado, préface Anne Tronche, édition établie et annotée par Amarante Szidon ; Trente années de réflexions, 1985-2015, Alexandre Hollan, Yves Bonnefoy, préface Jérôme Thélot
« … j’aime la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie ; je n’aime pas l’art contemporain », François-Marie Deyrolle
« Peindre l’impatience de peindre, le vertige de poursuivre continuellement son ombre », Gérard Titus-Carmel
« Un tableau qui a vraiment une vie à lui et qui est beau, c’est un tableau où il y a au moins une dizaine de tableaux, il a été dix fois terminé, et c’est la dixième fois qui compte, qui finalement rayonne de ces dix tableaux précédents qui sont effacés », Dado
« On sait beaucoup de l’œil et peu du regard », Yves Bonnefoy sur Alexandre Hollan
François-Marie Deyrolle est éditeur, un artiste-artisan-éditeur qui met ce grand principe de la « liberté libre » au service des peintres, des dessinateurs, des sculpteurs, des écrivains et de l’édition. Il fonde en 1990 une première maison d’édition qui porte son nom, Deyrolle Editeur, puis en 2013 c’est au tour de L’Atelier contemporain de voir le jour. Vont s’y croiser les écrits de Bonnard, les correspondances entre Jean Dubuffet et Marcel Moreau, des essais sur l’art de Maryline Desbiolles ou le regard lumineux d’Yves Bonnefoy sur Alexandre Hollan. L’Atelier contemporain brille par la richesse et la beauté de ses livres, ce « musée imaginaire » ne s’occupe pas de ce qui fait la mode contemporaine, au marché de l’art il préfère l’art en marche, il écrit au fil d’or quelques pages de l’art vivant. Un art sans âge. Les peintres dont les œuvres continuent à être regardées et admirées, les œuvres qui ne cessent de nous regarder, ne meurent jamais.
La Cause Littéraire : François-Marie Deyrolle, il y a eu une première maison d’édition à votre nom, puis la naissance de l’Atelier contemporain, comment est née cette nouvelle aventure éditoriale ?
François-Marie Deyrolle : Le métier d’éditeur relève d’une passion, c’est vraiment une vocation – vivre avec les livres ne m’était plus suffisant : l’envie d’en faire (les imaginer, les penser, les mettre en forme) était devenue au fil des années trop forte. J’ai « profité » d’une belle opportunité : un ami écrivain qui me demande de bien vouloir lire un manuscrit, lui dire ce que j’en pensais, lui conseiller une mise en relation avec un peintre pour d’éventuels dessins d’accompagnement – j’ai fait cela et me suis dit que plutôt lui conseiller un éditeur, il valait mieux que je m’en charge moi-même. Et comme on ne peut pas publier un livre seul (il lui faut un environnement, une « famille » presque, et une structure de diffusion-distribution), j’ai décidé de poursuivre l’aventure.
Ce sont des livres d’art ? D’art en mouvement permanent ? Qu’il soit d’aujourd’hui ou d’hier ? On y croise Bonnard, Sattler, mais aussi Dubuffet, Titus-Carmel, Hollan, des peintres, des dessinateurs, mais aussi des écrivains, des poètes, Yves Bonnefoy, Valère Novarina, Philippe Jaccottet, François Bon, c’est un dialogue que vous bâtissez ?
Deux mots dans le nom de la maison d’édition (par-delà l’hommage à Francis Ponge – sous ce titre il avait réuni l’ensemble de ses écrits sur l’art) : « l’atelier » et « contemporain ». Voilà deux territoires que je souhaite peu à peu arpenter : que se passe-t-il dans un atelier ? En d’autres termes comment, pourquoi les artistes travaillent-ils ? Ce sont des questions vieilles comme le monde, mais toujours présentes, la réponse reste toujours mystérieuse et surprenante. Et « contemporain », qu’est-ce qui peut faire sens aujourd’hui ? Le contemporain n’est pas forcément l’actuel, les peintures de Lascaux ont toujours à nous dire. Et puis aussi, bien sûr, ce dialogue entre littérature et peinture : deux modes d’expression qui n’ont a priori rien à voir et qui pourtant peuvent parfois résonner l’un l’autre. Je ne sais pas si ce que je fais est de l’édition d’art ou de l’édition sur l’art, et cela m’importe peu en fait ; j’essaie simplement que chaque livre soit unique, ait du sens, sonne juste.
Vous proposez un autre regard sur l’art, par des lettres – la publication de deux ouvrages de correspondances de Jean Dubuffet, l’un avec Valère Novarina, l’autre avec Marcel Moreau – des échanges entre un peintre et des écrivains, et pour Novarina, un peintre-écrivain, d’où est venu ce désir ?
C’est la mise en forme de cette idée de dialogue, symbolisée dans cette collection par l’esperluette « & ». Il s’agit de compagnonnage souvent : cela peut donc revêtir la forme de la correspondance, mais aussi celle de l’entretien ou du texte de l’un sur l’autre (un essai, ou une approche plus littéraire). C’est bien le cas pour le livre de Dubuffet-Novarina : on retrouve tous ces éléments (les lettres, un entretien, les textes de Dubuffet sur Novarina, les textes de Novarina sur Dubuffet, les œuvres que l’un offrit à l’autre et inversement) classés chronologiquement.
D’où vient cet intérêt majeur que vous portez à Jean Dubuffet ?
Dubuffet est fascinant de bout en bout : une œuvre ô combien originale qui jamais ne s’est enfermée dans un style (je ne vois que Picasso qui ait eu un tel élan), se remet sans cesse en question, cherche tout le temps. Et c’est aussi un grand écrivain (je dis bien écrivain, pas simplement auteur d’essais remarquables sur la création), et l’inventeur de l’Art brut qui est une des plus belles découvertes du XXe siècle.
Ces correspondances éclairent sa peinture et ses dessins ?
Bien sûr, on y voit là toute la rigueur éthique et l’incroyable travail qui ont permis à son expression plastique de devenir œuvre.
La matière des mots et des toiles résonne dans ces deux ouvrages, c’est une belle surprise pour le lecteur, une belle découverte. Un surgissement qui semble venir de très loin. C’est venu dès le début ou c’est apparu à mesure que les livres se construisaient ?
Ce projet de livre Dubuffet-Novarina est en fait ancien, bien antérieur à la création des éditions L’Atelier contemporain. Il se trouve que l’œuvre de Valère Novarina me fascine depuis longtemps et que j’étais tombé par hasard (dans la revue Flash Art) sur un entretien qu’il avait réalisé avec Dubuffet : entretien si passionnant que je me suis dit d’emblée qu’il fallait le rééditer. Puis j’ai vu un jour dans un collectif qui lui était consacré (paru chez José Corti) quelques lettres échangées avec Dubuffet. Je me suis donc dit qu’il y avait une piste à suivre. J’ai donc mené l’enquête seul, avec l’accord de Novarina mais sans sa participation (il a découvert le livre une fois imprimé sans rien connaître du sommaire et des documents publiés !), je suis allé à la Fondation Dubuffet, à la collection de l’Art brut à Lausanne et j’ai retrouvé là-bas tout ce qui a constitué (textes et images) le livre.
Vous avez également publié un dialogue entre Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel, pour les mêmes raisons ? et plus récemment le regard porté toujours par Yves Bonnefoy sur Alexandre Hollan, un cheminement, où le poète note et c’est décisif si je puis dire : « On sait beaucoup de l’œil, et peu du regard… Car regarder, pour lui, c’est rejoindre ce point à l’intérieur de ce qu’il regarde, d’où l’être propre de cet objet, de cette existence, s’élance, s’unit à sa figure visible… »
Ce livre est d’une conception plus « classique » (les textes de l’un sur l’autre et vice versa), mais il met à jour combien ces deux artistes, ces deux intellectuels ont eu une pensée commune et agissante – d’où ce beau titre trouvé par Bonnefoy, Chemins ouvrant. Et Bonnefoy interroge le regard quand il écrit sur la peinture d’Alexandre Hollan : son approche nous interroge donc tous, que nous soyons sensibles ou non à l’œuvre d’Hollan ; ces démarches (celle du peintre et celle de l’écrivant-sur-la-peinture) nous ramènent à l’essentiel, à la base dans l’art : le regard que nous portons sur le monde.
Vous avez également publié deux ouvrages sur Bonnard, « Observations sur la penture » et « Les exigences de l’émotion », deux livres de propos, de réflexions et de lettres de Pierre Bonnard. Que représente ce peintre pour vous et ce qu’il écrit de son travail ?
L’évidence. La simplicité. L’humilité. La sensibilité. La générosité. Et voilà un artiste profondément novateur sous des apparences tranquilles – beaucoup plus moderne que beaucoup qui ont souhaité l’être !
La langue et la matière, autrement dit les mots, les phrases, des poésies se conjuguent aux dessins, aux toiles, aux couleurs dans ce que vous publiez, là aussi c’est une profonde volonté de mettre les créateurs face à face ?
La littérature peut très bien se passer de dessins qui l’accompagnent bien sûr, mais quand une « association » réelle existe c’est un vrai bonheur, comme si on inventait une potentialité de lecture supplémentaire sans gêner l’approche première. Et puis les livres « illustrés » sont plus beaux que ceux uniquement composés en typo ; je ne méprise pas du tout l’aspect « décoratif ».
Vous attachez une grande importance à la forme des livres que vous publiez, choix de la couverture, de la maquette, grande attention à la forme, qualité du papier et de l’impression tout en restant très accessibles par leur prix de vente, c’est essentiel ?
Oui : un livre est un objet. Et pour (presque) le même prix on peut faire un bel objet ! J’ai envie, besoin même, de m’entourer de beauté (c’est évidement subjectif) – c’est le goût du travail bien fait aussi, tout simplement. Et nous vivons aussi une époque de « dématérialisation » – alors à partir du moment où on décide de produire du matériau, eh bien il nous faut assumer ce matériel, le mettre en forme de façon pour le moins agréable (on sait aussi depuis longtemps qu’une belle typographie, de belles mises en pages, facilitent la lecture.)
Comment se construit un « catalogue » comme celui de L’Atelier contemporain ?
De la curiosité, beaucoup. Des recherches. Je sollicite beaucoup les auteurs, la plupart des livres naissent de mon initiative. Il y a des artistes que j’aime, j’ai envie qu’existent donc des livres sur leurs œuvres, ou que nous travaillons ensemble à la réalisation de quelques projets, pareil pour les écrivains. Mais j’essaie, tout en étant fidèle à des démarches qui m’importent, de toujours ouvrir le catalogue, ne pas demeurer dans mon petit réseau.
Il y a de « grands absents » que vous souhaiteriez inviter dans votre Atelier ? Peintres, dessinateurs, architectes, poètes, écrivains ?
Je n’ai pas le temps d’avoir de regrets, j’ai trop de projets à mener ! Et je suis de caractère déterminé, tenace : j’ai décidé « d’avoir » quelques créateurs, alors je me dis que je les « aurai », même si cela doit prendre des années ! (disant cela je vois bien tout le ridicule qu’il contient en lui…)
L’art contemporain que vous « exposez » nous semble très éloigné de celui qui aujourd’hui se conjugue à la finance, un art d’aujourd’hui, mais éloigné de l’art « à la mode » chez les galeristes et certains musées ? C’est un choix, une volonté, une éthique ?
L’art contemporain, très largement, ne m’intéresse pas. je peux dire que je m’en fiche totalement. Mais il y a des exceptions bien entendu, quelques artistes dits « contemporains » m’intéressent, ils sont rares. Non, moi j’aime la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie ; je n’aime pas l’art contemporain.
Quels sont vos projets pour les mois qui viennent ?
Tout d’abord trouver les moyens pour que la maison d’édition puisse continuer à exister : les ventes sont trop faibles pour équilibrer les comptes. Je suis sidéré, et attristé, de voir combien nous sommes peu nombreux, dans le fond, à nous intéresser à l’art, et comme il y a de moins en moins de lecteurs. La période que nous vivons est très difficile pour les créateurs, partant pour ceux qui comme moi essaient d’être des passeurs.
Ceci dit, j’ai beaucoup de projets : la plupart sont inscrits dans la démarche initiale de la maison – publication d’écrits d’artistes (il y aura des livres de Pierre Buraglio, Monique Frydman, Gilles Aillaud, Jean-Pierre Pincemin, Farhad Ostovani, Pierre Tal-Coat…), publication d’essais sur l’art dans cette veine d’approches littéraires (par Nicolas Pesquès, Anne de Staël, Jean-Louis Baudry, Claude Dourguin, Pascal Dethurens…), édition de monographies (sur Jean Claus, Jérémy Liron, Jean Rustin, Leonardo Cremonini…), la collection « & » (Michel Butor & Jean-Luc Parant, Pierre Matisse & Joan Miro, Henri Matisse & George Besson, Leonardo Cremonini & Marc Le Bot…). Mais j’espère mener aussi des projets plus particuliers : édition des « 2587 dessins pour Le Drame de la vie » de Valère Novarina, des « livres de raison » de Marc Desgrandchamps, des « carnets de plage » d’Alexandre Hollan, etc. Et puis la littérature, où je tiens à suivre des auteurs « maison » : Odile Massé, Christophe Grossi, Bruno Krebs, entre autres. Si tout va bien je vais publier un livre inédit, un chef d’œuvre, de Jean-Louis Baudry : Les Corps vulnérables, livre aussi exceptionnel par sa taille : 1200 pages…
Philippe Chauché
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