Entretien avec Yasmina Khadra à propos de l'Equation Africaine
Blessé au plus profond de son être, après le suicide de son épouse, Kurt Krausmann, médecin vivant à Frankfurt, est pris en otage au large de la Somalie. C'est alors que commence pour cet homme un voyage au cœur de l'horreur auprès d'êtres humains qui l'éveillent aux autres, au monde et à soi.
Yasmina Khadra, l'auteur de ce roman à suspense, rythmé d'aventures à la fois heureuses et malheureuses, nous immerge à l'intérieur de l'horreur que Kurt découvre au fur et à mesure de l'avancement de sa prise d'otage. Une expérience qui peu à peu le mène sur les chemins de la réconciliation et de la résilience.
Après l'Algérie, Kaboul, Bagdad et bien d'autres espaces géographiques, vous centrez l'action de votre dernier roman dans le continent africain. Quelles sont les raisons qui ont présidé au choix de cette contrée du monde ?
Je m’intéresse beaucoup à l’Afrique. La Corne de l’Afrique est une région menacée. Des événements atroces considérés par les médias comme des faits divers y ont lieu dans l’indifférence totale. Le problème n’est pas vraiment cerné par ceux qui se présentent comme les hautes instances de la conscience humaine. A travers ce roman, j’avais souhaité m’attarder sur ce naufrage humain, convoquer des problèmes afin de les vulgariser, leur donner une visibilité plus large et plus instructive. Notre époque connaît des métabolismes inquiétants, et des atavismes qui nous ramènent à des pratiques que l’on croyait dépassées. Et dans le chahut planétaire, nous ne savons plus où donner de la tête. C’est là que devraient intervenir les écrivains et les philosophes, pour aller plus loin que les reportages médiatiques afin d’assainir les esprits des traumatismes subis et de leur faire recouvrer un minimum de lucidité. Ma double culture, occidentale et arabo-berbère, mon expérience d’homme de terrain, mes voyages et mes rencontres pluridisciplinaires m’autorisent à croire que je pourrais apporter ma pierre à l’édifice du monde et à donner ma vision des choses qui, conjuguée à celles des autres, pourrait faire avancer ces mêmes choses pour le salut de nous tous.
L'Afrique émerge à travers ce roman comme un personnage à part entière. Les lecteurs/trices découvrent ce continent dans ses multiples facettes : violent, fragile, riche, pauvre, abandonné, corrompu, attachant et humain. Comment avez-vous construit cette Afrique que vous décrivez tout au long de votre histoire ?
Je connais cette Afrique. J’ai été au Mali, au Niger, au Tchad. Je rencontre beaucoup d’écrivains africains dont certains sont des amis avec lesquels nous débattons de ces problématiques. Il y a une véritable démission de la part des intellectuels africains lorsqu’il s’agit de se pencher sur les problèmes de leur continent. C’est une démission forcée car en Occident, on ne s’intéresse pas à ce genre d’écrits. Or, tout doit nous interpeller. Les frontières ne sont plus que dans les mentalités. Sur le terrain, chaque danger qui se déclare quelque part devient un péril commun, et chaque richesse devrait nous profiter à tous. Malheureusement, les gens préfèrent se retrancher derrière les remparts de leurs propres cultures et tournent le dos à ce qui vient d’ailleurs, rendant plus complexes les rapports humains. L’Afrique, pour beaucoup, est un territoire sans intérêt, une épave de l’histoire, une ruine hantée par les réflexes d’antan et livrée à l’érosion de la méconnaissance ou de l’indifférence.
N'est ce pas plutôt le regard d'un écrivain qui a la force des mots que vous proposez aux lecteurs/trices ?
Ecrire est une conviction forgée dans une vocation éclairée. C’est un projet de partage, une générosité. Beaucoup de lecteurs/trices aiment découvrir le monde à travers mon regard. Ils aiment ma façon de camper les personnages, de les faire parler, le rythme que j’impose à mes textes. Mais à aucun moment je ne cherche à imposer mes idées. Je me contente de donner à voir et à réfléchir en laissant aux lecteurs/trices la liberté de se faire leur propre idée.
Vous abordez l’Afrique par le biais d’un sujet d’une brûlante actualité …
Le sujet des prises d’otages aux larges de la Somalie me touche et me fait réagir. J’ai écrit plus de vingt romans à travers lesquels j’ai traité de sujets qui représentent pour moi un intérêt particulier. Je ne suis pas un écrivain spécialisé. Je suis fasciné par mon époque. Je veux comprendre ce qui se passe autour de moi. J’ai écrit sur l’Algérie, Kaboul, Bagdad, le problème palestinien…Je tente de proposer le regard d’un écrivain qui a la chance d’avoir une double culture. Cette chance me permet de mieux déceler les failles de ce système global que l'on appelle l'Humanité. En écrivant sur des sujets divers, je propose une approche différente de celle des occidentaux pour écarter un peu plus nos œillères.
«L'Equation africaine» se présente comme une invitation à sortir de l'ethnocentrisme et à découvrir l'autre dans son altérité. Comment cette idée s'inscrit-elle tout au long de l'histoire de Kurt et des personnages qui gravitent autour de lui ?
Mon objectif s’escrime à lutter contre les raccourcis et les stéréotypes. Certains êtres humains sont un peu comme des poissons rouges. Ils sont enfermés dans leur bulle et pensent que le monde s’arrête aux frontières de leur pays, persuadés que leur culture leur suffit. Pour moi, il s’agit d’une mutilation intellectuelle, une effarante incomplétude. D’où leur étonnement devant les phénomènes qui se déclarent ailleurs et qui, en les dépassant, les rendent méfiants et hostiles au lieu de les armer de perspicacité. Le monde est un village, désormais. Quand il y a le feu dans une pièce, les autres pièces sont aussitôt menacées. On ne résout pas les problèmes en leur tournant le dos. Kurt se croyait à l’abri parce qu’il était convaincu que ce qui ne le concernait pas directement ne pourrait pas l’atteindre un jour. Résultat, il se retrouve là où à aucun moment il n’a pensé échouer, au cœur d’un univers aux antipodes de ses préoccupations quotidiennes. Son aventure est aussi celle de nous tous. Elle doit nous éveiller à l’inconsistance de nos certitudes. L’Afrique fait partie de notre monde. Un jour ou l’autre, elle finit par nous rejoindre. Comme l’Asie, l’Amérique latine, et les contrées lointaines. Rien n’est tout à fait endémique. Et nul n’est immunisé contre l’imprévu.
En découvrant l’autre, Kurt se découvre lui-même. Son expérience en Afrique le renvoie à soi et lui révèle son malaise intérieur...
Ce qui m'a conduit à écrire ce roman, ce n'est pas l'Afrique. C'est plutôt ce phénomène de suicide qui a tendance à se vulgariser en Occident. J'ai été complètement désarçonné par cette série de suicides qui s'est déclarée au niveau de France Télécom. Les gens font de leur échec une fin en soi. Pour un emploi perdu, on perd ses repères avant de perde la face définitivement. Pour un ratage scolaire, on se donne la mort. Or, la vocation de l’être humain est aussi de se relever quand il tombe, ne pas abdiquer devant l’adversité, se réinventer là où il a failli. Et l’Afrique nous montre combien la vie est précieuse. Les gens n’ont rien et ils s’accrochent à tout pour ne pas disparaître. Frappés par tous les malheurs : famine, guerre, exode, catastrophes naturelles, ils refusent de renoncer à une miette de leur misérable existence. «L’Equation africaine» est la confrontation de deux notions de la mort, celle des gens qui sont fragilisés par la chance d’évoluer dans des pays stables, et celle de ceux qui ont la déveine de végéter dans des pays en souffrance. L’Afrique est une philosophie de la vie, une rédemption suggérée. Berceau de l'humanité, elle demeure le réceptacle de nos survivances.
Vos romans proposent un constat sur notre monde et ses facettes inconnues. Vos thèmes mettent en évidence un écrivain qui s'intéresse à l'actualité et aux événements qui bouleversent le monde. Pensez-vous que la littérature a pour rôle d'inciter le lectorat à prendre conscience de la nécessité d'avoir un regard critique sur soi et sur le monde ?
L’Homme a inventé la littérature pour élargir son espace vital, repousser les frontières de son quotidien, esthétiser la banalité des choses et des êtres et se découvrir des talents insoupçonnés. C’est par le Verbe qu’il a traversé les âges et les civilisations. C'est par le Verbe qu'il érige ses stèles et ses gibets. La mémoire ne serait qu’oubli sur oubli si l’écriture n’était pas là pour rendre le souvenir impérissable. Mais la littérature n’est pas forcément l’éveil. Elle est belle d’esprit, sans être obligatoirement une belle conscience. Le livre est une arme à double tranchant. Il est la face du monde et son revers. J’entends par revers, le malheur et l’insuccès. Aussi devient-il tributaire de la nature de son auteur. Il y a des livres qui nous émerveillent, et des livres qui nous affligent, des écrivains qui nous éclairent et d’autres qui nous enténèbrent. Par voie de conséquence, le livre devient un rapport aux autres. Certains écrivains s’évertuent à rapprocher les peuples, d’autres s’appliquent à les diviser. Le livre est le plus dangereux outil de propagande, capable de vicier les esprits et de préparer le terrain aux guerres et aux haines farouches. Il suffit d’interroger les horreurs de l’Histoire et les règnes des tyrans pour mesurer le degré de dangerosité de certains ouvrages. Et il est aussi le meilleur ami de l’homme, plus fidèle que le chien, plus utile que le cheval et plus sécurisant que le fusil. Tout dépend de celui qui l’écrit, sage ou suppôt de Satan.
Les thèmes de vos romans laissent transparaître le souci de placer l’humanité au centre de vos fictions. En partant de ce constant, nous serions tentés de vous définir comme le passeur d’une vision optimiste qui œuvre au rapprochement des êtres humains. Qu’est ce qui motive cette volonté ?
J’ai la chance et le privilège d’être lu un peu partout dans le monde, ce qui prouve que nous sommes capables de nous entendre. La confiance, ou plus précisément l’intérêt que me portent mes lecteurs m’encourage à penser que le besoin de comprendre est toujours vivace, que la curiosité saine pourrait nous rapprocher et nous rendre plus attentifs les uns aux autres. J’ai écrit quelque part ceci : pour vivre pleinement sa vie, il faut savoir aimer de chaque religion un saint et de chaque folklore une danse. J’aimé de chaque littérature plusieurs romanciers, et de chaque continent un talent qui m’a enrichi. Et je me porte à merveille grâce à l’apport des autres. De Tolstoï à Taha Hossein, de Mozart à El Anka, de Steven Spielberg à Youcef Chahine, de Charlie Chaplin à Sid Ali Kouiret, je n’ai fait que prendre et me gaver de leur générosité. J’espère avoir quelque chose à offrir à mon tour, être utile à quelque chose.
Entretien réalisé par Nadia Agsous
Yasmina Khadra, «L'Equation africaine», éditions Julliard, 327 pages, 2011, 19 euros
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