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Entretien avec Smaïn Laacher à propos de "Idées reçues sur l'immigration"

Ecrit par Nadia Agsous 22.11.12 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Entretien avec Smaïn Laacher à propos de

 

Ce qu’immigrer veut dire. Idées reçues sur l’immigration, Smaïn Laacher, Collection Idées reçues, Editions Le Cavalier Bleu, septembre 2012, 187 pages, 18,50 €

 

A l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Ce qu’immigrer veut dire. Idées reçues sur l’immigration, Smaïn Laacher, sociologue et chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), s’attache à déconstruire quelques idées reçues relatives à l’immigration, à travers l’entretien qui suit.

 

Entretien mené par Nadia Agsous

 

L’ouvrage met en lumière un certain nombre d’idées reçues sur l’immigration en France. Sur quelles bases s’est opéré votre choix ?

Le choix a été parfaitement arbitraire. J’aurais pu en prendre d’autres, allonger la liste, la raccourcir. J’ai choisi ce qui inondait et envahissait le sens commun. J’ai repris des formules, des phrases, des conceptions véhiculées qui disent ou interprètent des faits, des pratiques, des systèmes de représentation, des attitudes et des comportements relatifs à l’immigration. Ces derniers se retrouvaient pas seulement dans la langue mais sur toutes les langues : du citoyen ordinaire, paisible ou révolté, à l’homme politique supposé avoir une vision à la fois censée et raisonnable du monde. Et parfois, les opinions étaient étrangement semblables.

Mon objectif ne consistait pas à rétablir la vérité puisque c’est une catégorie qui n’a pas lieu d’exister dans les Sciences sociales. Je souhaitais plutôt montrer que ces idées étaient crues et infondées et qu’elles relevaient fondamentalement de l’ordre du préjugé. Par ailleurs, mon but visait à rétablir une complexité relative à ce type de phénomène et à présenter le dernier état du savoir relatif à cette question.

 

Que signifie « faire corps avec la nation » ?

 

Faire corps signifie s’oublier et oublier. C’est avoir la nation dans le corps. C’est disparaître comme tache, comme anomalie. Car l’immigré est considéré comme une anomalie. Et il n’est pas chose aisée de la faire disparaître.

Faire corps avec la nation, c’est entamer la disparition des immigrés. Et ce n’est pas seulement des groupes qui disparaissent mais des corps entiers. Cela concerne notamment toutes les institutions qui maintiennent les immigrés en l’état et les produisent en catégories objectives ou comme anomalies dans l’ordre politique et national. Un grand nombre de personnes travaillent pour les immigrés à plein temps. Et si ces derniers faisaient corps avec la nation, on demanderait aux personnes qui s’occupent de cette catégorie de population de se reconvertir.

 

Jusqu’à la fin des années soixante-dix, « l’homo economicus » était l’identité principale du travailleur immigré en France. Quelles sont les caractéristiques principales de la figure de l’immigré durant cet âge de l’immigration en France ?

 

Il y avait deux caractéristiques fondamentales. L’immigré était défini par le travail et il se définissait lui-même par le travail. Il tirait ses pouvoirs et sa légitimité provisoire du travail. Il n’entrevoyait son existence que par le travail. Et au fond, il luttait contre le temps vide et la culpabilité par le travail.

Par ailleurs, c’est ce qui autorisait et légitimait sa circulation entre les deux espaces géographiques : son pays d’origine et celui où il a immigré qui est un lieu de travail notamment. L’immigré ne servait plus à rien s’il ne servait plus le travail. Ce type d’existence interdit d’entrevoir toute perspective en dehors du travail. Au delà, c’est la mort sociale.

L’immigré se définissait également par le provisoire. Et c’est étrange car la logique du travail perdure toute l’existence. Le provisoire est une logique antithétique. C’est-à-dire qu’elle se définit par des temps courts.

Je pense que le provisoire était la construction d’un sentiment pour faire face à l’adversité. Dans un système de contraintes et d’humiliation, on peut toujours se dire « si je veux, j’arrête la machine ». En réalité, cette attitude a pour objectif de se réapproprier illusoirement un statut de sujet, ou de penser que dans ce domaine-là il existe une autonomie de la volonté.

 

Depuis quelques années, on assiste à une diversification des motifs d’immigration et des profils des migrant-e-s. Quelles sont les causes des nouvelles migrations ?

 

L’espace des motifs est infini. Le travail est le premier vecteur d’immigration. De nos jours, de plus en plus d’étrangers obtiennent des titres de séjour pour motifs d’études. Ces derniers présentent plusieurs cas de figures. Soit ils/elles se maintiennent sur le territoire français après avoir terminé leurs études. Soit ils/elles migrent vers d’autres pays. Soit ils/elles deviennent des ponts entre leur pays d’origine et le pays d’accueil. Soit ils/elles retournent chez eux/elles. Mais d’une manière générale, ce cas de figure n’est pas systématique notamment lorsque ces étudiant-e-s sont originaires de contrées très pauvres.

Le regroupement familial, soit le droit d’avoir une vie privée en famille ainsi que le motif politique au sens large qui renvoie à la persécution et donc à la demande d’asile, constitue également des raisons d’émigration.

 

Quel est l’enjeu central des différentes réformes sur le séjour des étrangers et le droit d’asile ?

 

Il n’y a aucun pays occidental, puissant et riche, qui ne choisit pas son immigration. Et choisir ses immigrés signifie produire des conditions juridiques d’une sélection légitime. Depuis une vingtaine d’années, l’enjeu central consiste à restreindre l’entrée et le séjour des étrangers qui n’ont pas été choisis. L’immigration choisie devra correspondre à des besoins culturels et économiques de l’Etat français. Les secteurs économiques et les organisations patronales et syndicales devront évaluer les besoins en matière de main d’œuvre immigrée dans les secteurs déficitaires, avec pour option explicite : faire plutôt venir des immigrés soit d’Amérique Latine soit des pays de l’Est. Autrement dit, le choix portera sur des immigrés chrétiens et non plus sur des musulmans d’Afrique ou du Maghreb. Il y a là une volonté explicite de choisir sur la base de qualités biographiques et confessionnelles des immigrants. Ce qui n’existait pas auparavant.

 

Les passeurs sont-ils la cause principale de l’immigration clandestine ?

 

C’est le discours dominant qui, pour frapper les esprits, emploie une contre-vérité qui consiste à dire : « Si les clandestins sont là, c’est à cause des passeurs ». Mais on peut faire un très long voyage sans passeurs. Et d’ailleurs, l’écrasante majorité des personnes qui se retrouvent sans papiers sont d’abord venues avec un visa et se sont retrouvées par la suite sans autorisation de séjour car elles n’ont pas voulu retourner dans leur pays après expiration de leur visa. Ces personnes n’ont pas bénéficié de passeurs. Elles sont entrées sur le territoire français dans un cadre tout à fait légal et par le biais de moyens de transport tout à fait légitimes.

C’est l’autre petite fraction d’immigrés clandestins qui viole le territoire. Et cet acte est spectaculaire. En général, on ne fait pas Kaboul/Calais sans passeurs. Mais ces clandestins ne représentent qu’une toute petite minorité si on les compare à toux ceux qui vivent en France en situation irrégulière.

 

De votre point de vue, ces passeurs sont des « dispositifs de régulation des flux migratoires »…

 

C’est probablement à propos de Sangatte que j’avais formulé cette idée. La régulation s’oppose au désordre. Réguler, c’est éviter les déplacements chaotiques et inchoatifs. C’est-à-dire des mouvements qui commencent et ne s’arrêtent pas ou qui s’arrêtent ; des mouvements qui commencent et s’arrêtent dans certaines conditions. Les filières qui emmenaient les immigrés et les déposaient à Sangatte faisaient un travail que l’on pourrait assimiler à un travail étatique dans le sens où ils prennent en charge, se font payer, assurent une relative sécurité pendant les étapes de transit. Ils savent où emmener les personnes et surtout où les déposer. Il y a donc un véritable travail organisationnel. Ces mouvements ne s’opèrent pas dans le désordre. Il s’agit plutôt de déplacements qui ont lieu dans l’ordre avec des itinéraires précis, des haltes et un minimum d’organisation pour ensuite déposer ces personnes entre les mains de l’Etat qui se charge de les faire vivre en attendant qu’elles passent en Angleterre.

 

Quelles sont les principales caractéristiques de la figure d’un passeur ?

 

Un passeur, c’est celui qui fait passer. Il a donc besoin de passagers. Et les clandestins sont les passagers. Il a pour vocation de trouver les passages et les itinéraires les moins coûteux, les plus rapides et les plus sûrs. Ce qui se décline sur différents niveaux, ce sont les organisations de passeurs. Il n’y a pas une figure de passeurs mais plusieurs : de l’organisation internationale jusqu’au passeur occasionnel qui n’a pas pu passer et qui, à force d’échecs, connaît les lieux et se fait passeur à son tour. Et lorsqu’il a accumulé assez d’argent, il s’adresse à des passeurs pour l’aider à faire le voyage.

 

« L’incertitude et l’imprévisibilité » sont deux éléments qui différencient l’immigration ordinaire de celle qui prend une allure clandestine. Que recouvrent ces deux caractéristiques ?

 

Il existe une différence entre l’immigration ordinaire et celle qui relève de la clandestinité. Avant, on savait où on allait et pourquoi on y allait. De nos jours, les immigrations erratiques plus précisément sont caractérisées par l’incertitude et l’imprévisibilité, aussi bien au niveau du trajet que du pays de destination finale. Aujourd’hui, les personnes qui veulent émigrer ne savent pas très bien où il faut aller et comment il faut procéder. C’est vraiment la différence fondamentale. Avant, on ne pensait pas que la mort ferait partie du voyage. Alors qu’aujourd’hui, la mort en est un élément constitutif puisqu’elle est côtoyée obligatoirement au moins une fois pendant le voyage et en particulier lorsqu’il s’agit de longs périples.

Cette situation concerne les clandestins, c’est-à-dire ceux qui partent sans autorisation de partir.

Les sans-papiers que l’on connaît en France sont ceux qui ont été à un moment donné présents sur le territoire français de manière tout à fait régulière. Il ne s’agit pas du tout du même trajet. L’existence des sans-papiers est également ponctuée par l’incertitude mais elle est de nature différente. Car elle est liée à la situation administrative et à la précarité. Elle n’a aucun lien avec le voyage. Dans le cas des clandestins, l’incertitude les accompagne jusqu’au bout de leur périple migratoire.

 

Pour lutter contre l’immigration clandestine, l’Etat met en place « des formes d’endiguement de cette nature incontrôlable ». Quels sont les moyens de lutte contre cette migration non désirée ?

 

Ces moyens sont au nombre de deux : le droit et la surveillance des frontières. Ce moyen de lutte contre l’immigration clandestine ne relève pas seulement de l’Etat français mais de la communauté européenne par le biais de Frontex. Ce dispositif européen est en quelque sorte la police des frontières. Il a pour objet d’intercepter les immigrants qui arrivent clandestinement sur les côtes européennes, et en particulier sur celles des pays du Sud de l’Europe puisque c’est la porte d’entrée centrale. D’autre part, il vise à mutualiser les efforts des pays frontaliers en matière de lutte contre l’immigration clandestine.

 

Au sujet de la vision de l’ordre national et de sa sécurité symbolique vous écrivez : « ce qui doit être défendu, ce n’est pas tant l’intégrité physique du territoire de la nation mais la société contre une menace de désordre social » (p. 74). Quels sont les éléments sur lesquels repose cette menace du désordre social ?

 

L’ordre de la nation renvoie au cadre dans lequel se déploie l’exercice de la citoyenneté et des droits où s’articulent pour chacun, Français et étrangers, des devoirs et des obligations.

C’est dans ce cadre que prennent sens toutes ces actions et qualités. Le désordre social national concerne les éléments qui s’inscrivent à l’encontre de l’idéologie dominante de l’intégration : les incivilités, la burqa, la prière dans les rues…

En réalité, ce n’est pas la nation qui est atteinte dans ses fondements. Mais il s’agit là d’une atteinte à un certain ordre public ou un ordre public dominant. Prier dans l’espace public est gênant pour l’ordre symbolique. Il ne suffit pas seulement d’être français pour ne pas approuver ce type de comportement qui se déploie dans l’espace public. On peut parfaitement être étranger et être choqué par ce monopole non autorisé de l’occupation de la rue pour soumettre l’ordre public à l’ordre religieux.

La burqa va à l’encontre d’un certain nombre de valeurs et de l’histoire des luttes du mouvement féministe, par exemple. Ce n’est pas seulement quelque chose qui gênerait le regard, mais ce mode vestimentaire s’inscrit violemment contre des luttes et des droits qui ont été arrachés et qui ne sont jamais acquis un bonne fois pour toutes.

J’emploie le mot « féministe » pour désigner ce mouvement composite qui a rassemblé dans les années 1960, 1970 et une partie des années 1980, une série d’actrices à la fois féminines et féministes pour revendiquer l’égalité des droits et l’avancement du droit.

 

Entretien mené par Nadia Agsous


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Rédactrice


Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.

"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.