Entretien avec Pierre Pachet (par Léon-Marc Levy)
Entretien mené par Léon-Marc Levy, après la sortie de "Sans Amour" (Denoël)
LML : Vous êtes hanté par le temps, sa fuite irrémédiable. Votre œuvre et votre dernier livre Sans amour en témoignent. Mais souvent vous mesurez le temps, et sa fuite, à l’occasion de grandes douleurs. La mort du père, de la mère, de l’épouse… La scansion du temps est-elle obligatoirement rythmée par les malheurs d’une vie ?
PP : Sans doute, le temps d’une vie, les vies de ceux que j’ai connus, aimés ou simplement approchés, et auxquels j’ai survécu (car c’est cela, être âgé : survivre à ses proches), ce temps compte, il se compte, en années. Mais je ne crois pas en être « hanté ». Je constate simplement. Je suis beaucoup plus sensible au temps intime, celui qui au contraire ne fuit pas, mais stagne : le temps de la solitude, de l’ennui, de l’attente (dans la salle d’attente d’un médecin), du « rien à faire aujourd’hui », ce temps qui pèse autant sur les enfants et adolescents que sur les vieillards. Ce temps sans repères, qu’il faut parcourir de minute en minute et qui requiert de nous invention, projets, retours sur soi, capacité à se faire exister soi-même par le recours à la « vie intérieure ». Les personnages de Sans amour ont, ou ont tous eu, à faire face à ce temps-là.
LML : Cette présence du temps dans « Sans amour » est évidemment génératrice de mélancolie, de tristesse. Et pourtant on sent dans tout le récit une sorte d’apaisement, de sérénité …
PP : Mélancolie, sans aucun doute. Mais ces personnages de femmes, dessinés à partir de personnes que j’ai connues, m’ont plutôt mis en face d’une mystérieuse acceptation du veuvage, de la solitude, de la fin de l’amour, voire d’un retrait à moitié volontaire à moitié subi ou enduré qui est plutôt une recherche de la tranquillité que l’amour menace, avec son intensité et ses souffrances. C’est cette énigme que j’ai voulu non pas résoudre, mais représenter à travers ce récit.
LML : Autre « obsession » de Pierre Pachet, donc, la solitude. Vous parlez dans Sans amour de celle des femmes âgées. Mais nul ne s’y trompe : votre « on » de vieille dame des premières phrases devient, sans en avoir l’air, un « je » qui est vous. Qu’est-ce que votre solitude ? Comment la vivez-vous ?
PP : Ma solitude de veuf, je l’endure au long des journées et des nuits, mais aussi je la peuple : de rencontres, de voyages, de travaux, tant que j’en ai la force et le désir. Le temps alors se dilate : je suis très souvent seul et oisif, et très souvent occupé.
LML : La solitude est-elle féconde pour un écrivain ? A-t-elle une influence sur l’écriture ou le récit ?
PP : La solitude est évidemment cruciale pour un écrivain. C’est justement parce que je ne suis pas réconcilié avec elle que je ne me sens pas en être vraiment un. Je n’ai pas d’horaires de travail, j’écris tout le temps, je fais tourner des expressions ou des phrases dans ma tête, dans les interstices de mes activités, même en marchant. Mais qu’est-ce qu’un écrivain qui n’est pas rivé à sa table ?
LML : « Plein de femmes » dans « Sans Amour ». Mais pas à la manière d’un Henry Miller ! Des femmes-amies, « tutrices », protectrices, apaisantes. J’ai noté que les femmes ont souvent cette fonction chez les écrivains russes ou d’origine russe (Nabokov, Bounine, Makine, d’autres encore) : havres de paix, sources de sagesse. Vous reconnaissez-vous dans cette « matrice russe » des portraits de femmes ?
PP : Ce livre est sûrement « russe », pas seulement mais aussi en cela. Je chéris ces prénoms féminins : Liouba, Véra, Macha, Natacha, Nadia, Irina, dont la tendre tonalité (comme celle de la langue russe) a accompagné mon enfance. Les femmes que j’ai essayé de faire revivre là, il se trouve qu’elles étaient à la fois attachées à leur origine russe ou russophone, et bienveillantes, affectueuses.
LML : On ne peut pas ne pas évoquer aussi le judaïsme. Plutôt la judéité me semble-t-il car la religion semble assez éloignée de vos personnages et de vous-même. Question qui obsédait Freud : qu’est-ce qu’être juif quand on n’est pas religieux ? Comment vos « femmes » étaient-elles juives ? Comment l’êtes-vous ? Quelles sont, selon vous, les traces de cette judéité dans votre écriture ?
PP : Je me sens en effet très juif, par l’héritage religieux, historique et culturel que j’ai reçu. Pas dans l’écriture elle-même, qui est passionnément française, plutôt dans mes préoccupations morales, dans ma gratitude inentamée envers le don de la vie, en dépit des désastres.
LML : Revenons un instant au livre : c’est une forme peu commune de récit que vous avez choisie. Ni autobiographie, et pourtant c’en est une, ni « lettres à » et pourtant il y a quelque chose d’épistolaire. Pas non plus « témoignage » et pourtant … Une sorte d’ « instabilité » formelle très évidemment volontaire. « Très évidemment » ?
PP : Oui, j’aime les formes d’écriture qui restent perméables, ouvertes aux intrusions, aux incises, aux reprises, aux mouvements imprévus et météorologiques de la pensée et des émotions. Tels peuvent être l’essai, le journal intime, ou les récits qui enclosent aussi des occasions de réflexion. N’étant pas capable de construire des univers fictifs, et je le regrette, c’est autour du mystérieux domaine « intime » (qui n’est pas nécessairement autobiographique, parce qu’il s’agit aussi d’une intimité avec le lecteur inconnu) que j’ai construit ou plutôt laissé se développer mes livres.
LML : Vous êtes, depuis 40 ans, membre du comité de rédaction de la « Quinzaine littéraire ». Donc un témoin privilégié de la littérature d’aujourd’hui. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez particulièrement aimé pendant ces décennies ? Peut-être aussi quelques réflexions sur ce qu’est la littérature aujourd’hui ?
PP : Je n’ai guère d’opinion sur ce sujet. À l’école de Maurice Nadeau, j’ai appris à rester attentif au surgissement inattendu des talents et des œuvres, y compris à la redécouverte de celles qui avaient été oubliées ou enfouies, ou que j’avais ignorées, ou qui, tout en étant mineures comparées aux monuments littéraires, sont venues enrichir mon regard ou mon écoute (Théophile de Viau, Joseph Joubert, Henri Calet par exemple). Mais, pour parler plus généralement, j’ai été impressionné par la prodigieuse richesse du roman américain d’aujourd’hui, moins dans sa sophistication formelle que dans sa capacité d’accueil de la réalité brute : celle de la vaste nature, des animaux, des existences errantes ou désorientées, de la violence, de l’endurance de vivre. Et j’ai reçu le choc des livres venus de l’Europe de l’Est, de leur intelligence aiguë et comme aguerrie par la dureté des épreuves subies, de leur humour (je pense à Gombrowicz). Et cela vaut aussi pour l’émergence, pendant toutes ces années, d’œuvres que l’oppression avait tenues sous le boisseau : celles d’Akhmatova, de Tsvétaieva, de Boulgakov, de Chalamov, ou plus modestement, de l’étonnant Journal des années 30 et 40 de Mihail Sebastian.
LML : Pierre, vous êtes professeur de lettres. Vous avez été le mien ! Quelques dizaines de milliers de vos élèves et de vos étudiants vous doivent sûrement une partie de leur amour de la littérature. Est-ce que cela est une fierté pour vous ?
PP : Oui, nous nous sommes rencontrés, en 1959-1960 je crois, au Lycée « franco-musulman », comme on disait alors, de Tlemcen en Oranie. J’ai beaucoup aimé enseigner, d’ailleurs je tiens encore un séminaire (alors qu’enfant je m’ennuyais éperdument à l’école, attendant la sonnerie de la récréation). Parmi les élèves ou les étudiants, il y a toujours, sans que nécessairement on les remarque sur le moment, des esprits curieux, sensibles, exigeants. Risquer sa parole devant eux, son savoir et ses ignorances, les intéresser ou les inquiéter, c’est recevoir beaucoup. Je suis moins fier que reconnaissant à l’égard de toutes ces personnes, dont certains sont devenus des amis. Les élèves inconnus ou devinés, comme les lecteurs présents voire futurs, dans leur indétermination, sont une chance pour qui croit avoir quelque chose à dire.
Entretien mené par Léon-Marc Levy.
Merci à Pierre Pachet
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