Entretien avec Philippe Forest. Propos recueillis par Haytham Jarboui
H-J : Philippe Forest, vous êtes Professeur de Littérature française à Nantes Université, romancier et essayiste. Vous avez publié chez Gallimard plusieurs romans, dont L’Enfant éternel (1997), Sarinagara (2004), Le Siècle des nuages (2010), et le plus récent intitulé Pi Ying Xi, théâtre d’ombres (2022). Vous avez également publié plusieurs essais sur les littératures française, japonaise et chinoise. Je mentionne quelques-uns que j’ai lus : Philippe Sollers (1992), Histoire de Tel Quel (1960-1982) (Seuil, 1995), De Tel Quel à l’Infini, Nouveaux essais (2006), et bien d’autres essais consacrés à Camus, Aragon, Ôe Kenzaburô, Joyce, Proust, etc. Vous vous intéressez à la littérature engagée et le deuil, et vous évoquez dans vos romans des problématiques abordant des espaces géographiques tels que la Chine et le Japon auxquels vous avez consacré une étude à caractère anthropologique comme c’est le cas de votre dernier roman. Nous l’aborderons au cours de cet entretien. J’aimerais vous poser une question relative aux différentes fonctions que vous assurez (enseignant, essayiste et romancier), et surtout par rapport au discours de l’intellectuel que vous êtes.
Je cite à l’occasion Roland Barthes : « Face au professeur, qui est du côté de la parole, appelons écrivain tout opérateur de langage qui est du côté de l’écriture ; entre les deux, l’intellectuel : celui qui imprime et publie sa parole. Il n’y a guère d’incompatibilité entre le langage du professeur et celui de l’intellectuel (ils coexistent souvent dans un même individu) ; mais l’écrivain est seul, séparé : l’écriture commence là où la parole devient impossible (on peut entendre ce mot : comme on dit d’un enfant) » (1). Partagez-vous la réflexion de Roland Barthes ?
Ph. Forest : Roland Barthes a toujours été pour moi non seulement un exemple, mais aussi un modèle. Comme vous le rappeliez tout à l’heure, j’ai commencé alors que j’étais assez jeune par un travail qui a porté sur l’avant-garde littéraire des années 60, 70, 80 avec Philippe Sollers et avec la revue Tel Quel. J’ai été vraiment formé dans la lecture de ces auteurs, au nombre desquels il y a Barthes qui continue à être pour moi une référence essentielle. Ce qui me frappe chez Barthes dans ce texte que vous citez et dans d’autres textes où il évoque sa situation de professeur intellectuel, écrivain également, c’est le malaise que Barthes exprime. Il a du mal avec ses différents rôles, et il éprouve une sorte de gêne à devoir les assumer, ce qui me le rend très sympathique. Il a joué ces rôles comme, moi aussi, je suis amené à les jouer. Mais il a essayé de les jouer avec un peu de modestie, de prudence, ce qui me semble être une excuse ou, en tout cas, une circonstance atténuante. Il se trouve qu’il y a quelques semaines vient de paraître un livre, qui est l’œuvre de Sophie Jaussi, intitulé Philippe Forest, l’autre côté du savoir (2). C’est une thèse de doctorat qu’elle avait soutenue à la Sorbonne et à l’université de Fribourg en Suisse. Cette thèse était consacrée à mes livres, mais plus précisément à une comparaison qu’elle effectuait entre mes romans d’un côté et mes essais de l’autre. Également, elle s’interrogeait justement sur ce qu’elle appelle le « professeur écrivain ». Elle est venue d’ailleurs il y a quelques années – puisque cela faisait longtemps que sa thèse était commencée – à Nantes pour m’interviewer et pour assister à mes cours, parce que c’était cela qui l’intéressait, c’est-à-dire la question de savoir si on peut être en même temps professeur et écrivain. Je pense en vérité qu’on ne peut pas être en même temps professeur et écrivain ; on peut être tour à tour professeur et écrivain. C’est ce que je suis. D’un côté, je remplis mes devoirs de professeur, de fonctionnaire et, de l’autre, il se trouve que j’écris aussi des livres.
H-J : Est-ce qu’il peut y avoir des intersections, des points de convergence ? Est-ce que cela vous est arrivé, notamment dans un cours finalement, de changer de rôle pour parler de vos romans, pour être dans ce regard critique porté par un écrivain ?
Ph. Forest : Pendant très longtemps, j’ai opéré une stricte séparation entre le professeur et l’écrivain. Je ne faisais jamais allusion en cours aux romans que j’écrivais par ailleurs. J’ai un peu modifié ma position il y a quelques années parce qu’on m’a demandé avec de plus en plus d’insistance de faire un cours sur le roman français d’aujourd’hui. Cela semblait donc un peu hypocrite de ma part de faire ce cours sur le roman français d’aujourd’hui sans expliquer aux étudiants que ce cours était élaboré d’un point de vue qui n’était pas seulement le point de vue du professeur, mais aussi le point de vue du romancier. Parce qu’il est bien évident que l’appréhension que j’ai du roman français d’aujourd’hui n’est pas indépendante des romans que moi-même j’écris. Par ailleurs, quand mes collègues font cours sur le roman français d’aujourd’hui dans d’autres universités, il leur arrive très régulièrement de faire étudier mes propres livres par leurs étudiants. Dans ces conditions, il serait un peu absurde que je sois le seul à ne pas parler de mes livres dans un cours sur le roman français d’aujourd’hui. Ainsi, j’ai été amené un peu à modifier mon attitude ces quelques années pour cette raison. Malgré tout, la règle que je m’impose en général est plutôt une règle de séparation. Quand je fais cours, je fais cours en tant que professeur et pas en tant qu’écrivain. Et quand j’interviens en tant qu’écrivain, je le fais au titre de l’autorité éventuelle que me donnent mes romans, mais sans me recommander de mon statut universitaire.
H-J : J’ai lu l’entretien que vous avez accordé à Alexandre Gefen qui a été publié récemment dans La littérature est une affaire politique (Éditions de L’Observatoire/Humensis, 2022). Vous avez exposé votre vision de l’engagement littéraire et vous avez affirmé le rôle de l’écrivain face à la société et à l’idéologie. Vous avez aussi évoqué la question de la démocratie que vous avez mise en perspective avec la littérature. J’aimerais approfondir cela avec vous, surtout que le rapport entre littérature et démocratie – le droit plus largement – fait l’objet de mes recherches doctorales. Nelly Wolf a écrit ceci : « Ce qu’on appelle “la crise du roman” est aussi une crise de la démocratie interne au roman. Le roman insiste dès lors sur les impasses du modèle contractuel en développant toute une série d’hypothèses critiques » (3). Est-ce que vous vous inscrivez en publiant des romans dans cette démarche corrective dans la mesure où le roman propose des correctifs pour remettre en question la démocratie représentative qui connaît une véritable crise ?
Ph. Forest : Je ne suis pas sûr de pouvoir vous répondre très clairement à cette question, parce qu’elle est compliquée. J’ai un souvenir assez vague du livre de Nelly Wolf, mais je me rappelle surtout m’être trouvé en désaccord avec la plupart des conclusions auxquelles elle aboutissait. Mais pourquoi étais-je en désaccord ? Je ne me le rappelle pas suffisamment pour pouvoir l’expliquer. Disons que je considère que si le roman est démocratique, il l’est essentiellement parce qu’il invite à suspendre les croyances dogmatiques et autoritaires qui prévalent spontanément dans la société. C’est une position qui me rapproche, je pense, aussi bien de quelqu’un comme Georges Bataille que d’auteurs plus contemporains comme Philippe Sollers ou Milan Kundera. L’exemple de Milan Kundera est probablement celui qui me vient le plus spontanément à l’esprit. Il insiste sur le fait que la morale ou la leçon du roman invite à suspendre ses certitudes, à rester attentifs au caractère finalement indéterminé et indéterminable de la vérité. En ce sens, le roman et la démocratie sont, à mon avis, en partie liés. Pourquoi ? Parce qu’ils opposent justement au totalitarisme le refus de se soumettre à un dogme et à une vérité définitivement établie. C’est possiblement cette sagesse de l’incertitude dont parle Kundera ou cette indétermination dont on peut parler après lui qui font le caractère éventuellement démocratique du roman, en ce sens que le roman n’est pas l’expression d’une vérité monolithique, comme c’est le cas du côté de l’idéologie dont se réclament les régimes totalitaires ou autoritaires. Comme la démocratie telle que Claude Lefort la définit, le roman repose sur le vide qu’il dispose en son sein et qui constitue la condition de toute liberté. C’est peut-être la réponse que je pourrais donner. Je crois qu’elle ne rejoint pas celle de Nelly Wolf, mais je ne veux pas critiquer Nelly Wolf inconsidérément puisque, comme je vous le disais, je ne me rappelle plus très bien ce que dit son livre.
H-J : Justement, j’ai posé cette question parce que j’ai voulu savoir si vous partagez la même conception. En réalité, c’est en lisant un article-entretien dans le livre d’Alexandre Gefen, La littérature est une affaire politique (L’Observatoire/Humensis, 2022), que j’ai eu l’idée de vous poser cette question, surtout que vous avez parlé d’une manière peu exhaustive du rapport reliant la littérature et la démocratie.
Ph. Forest : En ce qui concerne Alexandre Gefen, il y a un différend de fond qui apparaît dans l’entretien que vous avez lu et qui est antérieur à cet entretien. Je m’en suis d’ailleurs expliqué très cordialement avec lui. Il ne s’agit pas d’un conflit, juste d’une différence de point de vue. Alexandre Gefen, dans le livre qu’il a consacré à la littérature d’aujourd’hui, qui s’intitule : Réparer le monde, La littérature française face au XXIe siècle (José Corti, 2017), me cite à plusieurs reprises et très largement pour dire lui-même à quel point il est en désaccord avec les positions que j’adopte. Il n’est pas d’accord avec moi, je ne suis pas d’accord avec lui et cela n’est pas très grave. C’est plutôt la condition d’un débat intéressant et sain. Ce que je reproche à la position d’Alexandre Gefen est qu’elle vise à présenter le roman comme chargé d’exprimer l’accord possible de l’écrivain avec la société dans laquelle il vit. La littérature telle qu’il l’envisage possède une visée réconciliatrice. D’où un usage très insistant d’un concept que j’abomine, qui est le concept de résilience. Il y a l’idée que la littérature est là pour servir le bien et pour faire du bien, alors que je m’inscris personnellement dans une tradition opposée. Je pense que ce qui caractérise la littérature est qu’elle est essentiellement une parole critique, une parole de négation, voire une parole de révolte. Je ne pense pas que les romans soient là pour réparer le monde et pour nous réconcilier avec lui. Je pense que les romans sont là, au contraire, pour nous permettre d’exprimer notre refus du monde tel qu’il est et tel qu’il va.
H-J : Dans le même ordre d’idées, je me focaliserai un peu plus sur la question du réel dans vos romans qui ont une dimension autofictionnelle, étant écrits à la première personne, et vous employez dans votre essai Le Roman, le Réel (Ed. Cécile Defaut, 2007), pour qualifier cette littérature, l’idée d’« ego-littérature ». Je voudrais d’ailleurs vous interroger sur la portée de cette conception confrontée à des notions comme le pluralisme des voix – l’un des fondements de la démocratie. Peut-on considérer le « je » dans vos romans comme un « je » pluriel et peut-on établir des rapports avec un auteur auquel vous avez consacré un essai et plusieurs articles, à savoir Philippe Sollers qui, quant à lui, a forgé la notion d’IRM (Identités Rapprochées Multiples) ?
Ph. Forest : Je ne suis pas très clair peut-être ou j’ai été mal compris. Le terme d’« ego-littérature » est employé par moi dans une perspective un peu polémique. Je critique l’« ego-littérature » et je la dénonce. Ce que j’appelle « ego-littérature » correspond à ce que l’on appelle autofiction, mais sous ses formes les plus faibles ou les plus douteuses, une littérature de témoignage personnel qui vise à une sorte d’exhibition un peu narcissique de l’auteur et de mise en scène spectaculaire de sa vie. Elle est, à mon sens, une forme de littérature qui est tout à fait en phase avec la civilisation dans laquelle nous vivons, la civilisation des réseaux sociaux, de Facebook et de l’Internet. Pourquoi « ego-littérature » ? C’est une référence implicite à quelque chose dont parlait le psychanalyste Jacques Lacan qui dénonçait sous le nom d’« ego-thérapie » cette contrefaçon de la psychanalyse qui s’était développée aux États-Unis et qui visait essentiellement à adapter l’individu à la société de manière tout à fait conformiste. Alors que pour Lacan, la psychanalyse n’est pas là pour permettre ou favoriser une adaptation du sujet à la société et elle est là pour permettre au sujet de se mettre en quête d’une vérité personnelle par laquelle il se singularise. En ce qui me concerne, quand je parle d’« ego-littérature », j’adresse à la littérature d’aujourd’hui, c’est-à-dire celle de l’autofiction, des réseaux sociaux, etc., une critique qui est comparable, dans mon esprit, à la critique que Lacan adressait à cette fausse psychanalyse à l’américaine dont il commençait à constater la toute-puissance dans les années 50 ou 60. Et on voit le résultat aujourd’hui. L’« ego-thérapie » a donné lieu à ce qu’on appelle justement la pensée de la résilience, le développement personnel, et toutes ces formes de pensées faibles et fausses qui sont là pour formater les individus et pour les soumettre à un modèle dominant qui est le modèle que nous impose la société néolibérale. Quand je dis « égo-littérature », ce n’est pas pour faire l’éloge de l’« égo-littérature », mais c’est pour signaler que la vraie littérature consiste en autre chose qu’en cette espèce de mise en scène narcissique qui a tendance à dominer aujourd’hui. Je ne crois pas du tout que la littérature soit là pour constituer le lieu d’une expression identitaire : « qui suis-je ? » et « à quelle communauté est-ce que j’appartiens ? ». Au contraire, je pense que la littérature est là pour dissoudre toutes ces formes d’identité sociale pour permettre une autre appréhension de la vérité et, par conséquent, pour autoriser une autre expérience de la liberté. Ce qui rejoint, je pense, ce qu’exprime Philippe Sollers dans ses romans, mais aussi de manière beaucoup plus large la conception de la littérature dont je parlais précédemment, une littérature de rupture, de révolte, voire de transgression, dans certains cas, en tout cas.
H-J : En régime néolibéral, il y a certaines littératures aujourd’hui qui se placent du côté de la doxa. Nous assistons à l’émergence, en l’occurrence, d’une forme de roman qu’on appelle le storytelling. On a ramené en fait un concept du monde de la communication et du marketing vers la littérature, ce qui est considéré d’un bon œil par certains critiques. Ne s’agirait-il pas d’une déformation de la littérature qui adopte les techniques du storytelling ?
Ph. Forest : La littérature s’oppose au storytelling. On ne peut le comprendre qu’à partir de cette idée – discutée par certains, mais me paraissant assez évidente – que tout est fiction. Nous sommes nous-mêmes constitués de fiction, de langage, de récits, etc. Mais tous les récits ne se valent pas. Certains servent à nous soumettre à la doxa, comme vous disiez, ou à l’idéologie, et ce sont les récits qui relèvent du storytelling. Au contraire, la littérature est là pour questionner ce storytelling pour le subvertir, l’empêcher en tout cas de fonctionner aussi bien que certains le souhaiteraient. Mais le problème est que le storytelling conditionne aussi 80% ou 90% de ce qui s’écrit dans le domaine supposé de la littérature. Les mêmes codes s’imposent depuis les séries télévisées produites par Netflix jusqu’à une bonne partie des romans qui sont publiés chez Gallimard. D’ailleurs, à ce propos, pour le citer encore et puisque c’est sur lui que votre thèse porte, Sollers dit des choses très justes. Il les a dites il y a longtemps sur cette question du storytelling, avant même que l’expression storytelling ne soit inventée. Dans Portrait du Joueur (Gallimard, 1984), il parle de ce qu’il nomme, pour la critiquer, la « story ». Pour qu’un roman marche, remarque Sollers, il faut qu’il fonctionne comme une série télévisée. Il faut, disait Sollers dans ce livre qui date du début des années 80, qu’il y ait une histoire, une histoire de faute, de culpabilité, de rachat. Tel est le ressort essentiel du storytelling, notamment lorsqu’il conditionne les produits de l’industrie du divertissement américain. Depuis Hollywood autrefois jusqu’à Netflix aujourd’hui, pour qu’il y ait une histoire, il faut qu’il y ait une rédemption, une faute et un rachat. Heureusement, la réalité est plus compliquée et plus riche que cela. Pour en revenir à votre question, oui, la littérature est là pour se soustraire au règne du storytelling et pour permettre d’autres formes de récits qui, eux-mêmes, vont permettre une autre appréhension plus complexe de la réalité.
H-J : En lisant votre roman Pi Ying Xi, théâtre d’ombres, où vous plongez le lecteur dans un univers extrême-oriental, je n’ai pas pu m’empêcher, notamment dès les premières pages, de penser à Proust et sa madeleine comme objet-fétiche de mémoire. À votre manière, vous évoquez le fortune cookies qui s’apparente à une sorte de « prétexte narratif ». Avez-vous en tête le récit proustien – notamment l’épisode de la madeleine – en écrivant ce roman ? Et quels sont les autres romans qui ont constitué une source d’inspiration lors de ce roman ?
Ph. Forest : Oui, c’est un clin d’œil que j’adresse aux lecteurs et que vous avez bien perçu, que vous avez bien repéré. Il s’agit de reprendre cette scène qui est une scène canonique de la littérature française, mais en la déplaçant pour donner un tour un peu ironique au propos et pour bien montrer que je ne me prends pas sérieusement pour Proust. Mais le principe est le même, la scène est semblable ; avec pour point de départ, un biscuit qui, tout à coup, renvoie vers un souvenir et surtout met en marche une histoire, une histoire qui est une histoire de quête. On part à la recherche de quelque chose. Le narrateur de La Recherche du temps perdu est à la recherche du passé qu’il a perdu, et c’est le cas peut-être aussi du narrateur de mon roman. On n’est pas toujours conscients des réminiscences que l’on subit ou des influences qui s’exercent sur soi. Mais en tout cas, s’il faut dire un mot de ce que l’on appelle à l’Université l’« intertextualité », il y a quelque chose dont je ne pouvais pas ne pas être conscient, parce que cela fait partie du livre de manière quand même assez évidente. C’est la place que j’y accorde à la fois à la littérature chinoise et aux écrivains occidentaux, essentiellement français, qui ont eux-mêmes écrit sur la Chine. J’ai toujours procédé ainsi depuis mon premier roman, c’est-à-dire en intégrant au récit toute une série de références qui renvoient à un certain nombre de textes littéraires. Dans le cas de L’Enfant éternel, c’était Hugo et Mallarmé essentiellement. Dans le cas de Sarinagara, c’était la littérature japonaise. Et dans le cas de Pi Ying Xi, c’est donc cette littérature chinoise ou cette littérature française sur la Chine dont je parle à travers toute une série d’exemples.
H-J : Effectivement, il y a des écrivains chinois et français. Il existe des similitudes entre vous et Philippe Sollers, romancier sur lequel je travaille depuis quelques années, bien que vos esthétiques soient différentes. En fait, j’ai remarqué que, contrairement à Philippe Sollers, vous mentionnez peu de citations. Il n’y a pratiquement pas de citations de ces auteurs que vous avez évoqués, et vous parlez seulement de leur pensée, et de leur rapport à la littérature, chose à laquelle je suis très sensible, puisque vous invitez en quelque sorte le lecteur à aller découvrir ces écrivains. La passion que vous avez pour l’Extrême-Orient, notamment la Chine et le Japon, est révélée dans vos romans. Vous établissez des comparaisons entre l’Occident et l’Orient. Vous écrivez d’ailleurs dans votre dernier roman : « Les civilisations de l’Orient passent pour plus expertes que la nôtre en matière de mystère. Disons que l’on fait d’autant plus crédit à une superstition qu’elle nous vient de plus loin et qu’ainsi elle nous compromet moins. Tel est le charme fort suspect de l’exotisme. Il nous conduit à accorder quelque dignité à n’importe quelle croyance venue d’ailleurs qui, si elle était née chez nous, prêterait à sourire » (4). Existe-t-il, selon vous, puisque vous connaissez très bien cet espace géographique, d’autres points de divergence ou de convergence entre l’Occident et l’Orient ?
Ph. Forest : Je corrige un peu ce que vous venez de dire. En effet, je ne me considère absolument pas comme un véritable connaisseur de la civilisation japonaise ou de la civilisation chinoise. J’ai essayé d’apprendre le japonais et je ne suis pas allé très loin dans mon apprentissage et, du coup, j’ai renoncé à essayer d’apprendre le chinois. Partant, je suis quelqu’un qui considère ces univers en quelque sorte de l’extérieur sans avoir véritablement accès aux textes ou, plus généralement, aux civilisations dont nous parlons. Le premier essai que j’ai consacré à la littérature japonaise est intitulé La Beauté du contresens et autres essais sur la littérature japonaise (Ed. Cécile Defaut, 2005), pour expliquer justement que quand on ne connaît pas les littératures de l’Orient extrême, on ne peut pas s’empêcher de commettre à leur propos des contresens. Mais peu importe, parce que ces contresens – c’est encore une citation de Proust – peuvent être une beauté, voire une vérité nouvelle. Je ne prétends pas connaître les civilisations japonaise et chinoise, mais elles m’intéressent et elles me stimulent. D’où les très nombreux textes que j’ai consacrés surtout au Japon, et plus récemment à la Chine. Le geste que j’opère se souvient du geste qui a été accompli par Barthes. Si vous lisez les textes de Barthes sur ce sujet, vous verrez qu’il occupe exactement cette position qui est aujourd’hui la mienne. Enfin, je veux dire que je me revendique du même rapport au Japon et à la Chine que Barthes. Je suis à moitié ignorant de la civilisation japonaise et chinoise. Mais j’ai beaucoup plus lu que Barthes, j’en sais davantage que lui sur ce sujet. Ce que Barthes savait de la culture chinoise n’est pratiquement rien. Mais justement, il avait l’intelligence et la prudence de ne pas porter de jugement définitif sur ces civilisations. La posture dans laquelle je me place m’amène pareillement à propos du Japon – et puis aussi à propos de la Chine – à contester un peu la vision qu’on se fait en Occident de ces deux pays. C’est toute la question de l’exotisme dont traite un livre (5) très célèbre d’Édouard Saïd. L’exotisme consiste à enfermer l’autre dans une image de lui-même qui peut être très valorisante en apparence, mais qui est aussi tout à fait dangereuse et pernicieuse parce qu’on essentialise la culture de l’autre ou on la réduit à une représentation aliénante de ce qu’il est. Beaucoup d’écrivains français écrivent très médiocrement sur le Japon ou sur la Chine, toujours en faisant tourner ces stéréotypes qui viennent du XIXᵉ siècle et qui ont un côté complètement consternant. Je m’amuse à tourner en dérision les fausses certitudes que les intellectuels et les écrivains français nourrissent relativement à cette culture qu’ils connaissent encore moins bien que moi qu’en général.
H-J : La représentation qui ne correspond pas à la réalité des civilisations, notamment de l’Extrême-Orient, est un sujet à débat. Parfois, les romanciers décrivent des représentations fantasmées. Paru en 2019 l’essai de Qingya Meng, intitulé L’échec du voyage en Chine (1974) de Sollers, Kristeva, Pleynet et Barthes (Éditions Complicités, 2019), qui était à la base sa thèse de doctorat, montre que finalement Barthes a passé sous silence son voyage en Chine et plusieurs épisodes ont été enfouis par les quatre voyageurs. La représentation de chacun qu’il a de la Chine a été désavouée par la réalité chinoise.
Ph. Forest : A l’époque, l’exotisme prenait une forme très particulière, liée à la fascination pour la Chine maoïste, d’une façon très aveugle et assez coupable, puisqu’on n’ignore pas aujourd’hui que la révolution culturelle chinoise a surtout été motivée par le désir de Mao de reprendre le contrôle du parti et du pays. Mais en Europe, on a perçu la révolution culturelle comme l’expression d’un héroïsme propre au peuple chinois en train de guider tous les autres sur la voie de la Révolution.
H-J : Votre narrateur, dans Pi Ying Xi, théâtre d’ombres, explique la démarche de l’écrivain en le comparant au philosophe et au savant. Je cite deux courts passages (pages 304 et 305) : « Le savant ou le philosophe invente en toute connaissance de cause quelque chose qui n’a pas trop de sens, d’improbable, d’impossible ou d’absurde, qui ne correspond à rien qu’il puisse observer dans la réalité et en quoi il ne croit pas […] ». « Le romancier procède de la même façon. Il fabule, n’ayant aucune foi dans le récit qu’il produit et dont il sait mieux que personne qu’il ne repose sur rien. Il fait seulement “comme si”. Mais à la faveur de la fiction qu’il fabrique, la réalité dont il parle commence à prendre forme et sens, les événements prennent leur place, les signes se répondent ». Il s’agit, à mon sens, d’une définition de l’écriture et de la création littéraire. Est-ce que la littérature serait un appel à l’incertitude, au mystère, c’est-à-dire un projet en devenir ?
Ph. Forest : Oui, absolument. Ces mots renvoient à ce que j’ai expliqué tout à l’heure concernant la démocratie sans doute. S’il y a un dénominateur commun entre le roman et la démocratie, c’est justement en raison de cette manière dont il s’agit de ne pas s’en tenir à une vérité révélée, dogmatique. Il faut réserver une place centrale à autre chose. On peut appeler cela le mystère, l’insaisissable, l’indéterminé. C’est une idée que je développe un petit peu dans Pi Ying Xi, mais surtout dans un roman qui a presque dix ans maintenant, qui s’intitule Le Chat de Schrödinger (Gallimard, 2013) qui emprunte beaucoup à certaines formes de spéculations relatives à la physique quantique, notamment la fameuse histoire du chat de Schrödinger, en même temps mort et vivant. Ce qui est intéressant dans cette histoire très célèbre, c’est qu’à partir de quelque chose d’absurde, on réussit malgré tout à établir quelque chose qui est peut-être une vérité, puisqu’elle permet après tout de faire fonctionner un certain nombre de machines très sophistiquées. Le romancier, à mon sens, est un peu comparable au savant ou au poète. D’une fiction absurde qu’il se donne à lui-même, il est en mesure de faire surgir une vérité qui n’est peut-être rien d’autre que cette vérité qui naît du spectacle, de l’incompréhensible, de l’inintelligible. Telles sont les élucubrations dans lesquelles je m’étais aventuré en compagnie du chat de Schrödinger. Toutefois, cela renvoie assez sérieusement à une conception en laquelle j’ai toujours cru : on passe par la fiction pour ouvrir les yeux sur ce caractère définitivement incompréhensible et inintelligible du réel. Ce qu’il faut surtout est ne pas faire naître une signification là où la signification s’abîme ou se défait.
H-J : Vous écrivez en ce sens, dans votre roman Pi Ying Xi, que la vérité – non une seule bien évidemment – peut jaillir de l’erreur : « Toute la question, telle que la pose l’auteur dont j’avais lu le livre, question à laquelle d’ailleurs il ne répond pas, consistant à se demander comment de l’erreur peut sortir la vérité » (p.304).
Ph. Forest : Parce que je crois en la vérité. Même si elle procède de l’erreur ou de la fiction. Beaucoup de philosophes ont écrit à ce sujet, en l’occurrence de Nietzsche et Kierkegaard à Heidegger ou Bataille. Ce ne sont pas des penseurs relativistes ; ils ne pensent pas que toutes les vérités se valent, ils pensent qu’il y a une vérité qui naît du spectacle, de l’impossible. C’est cette vérité-là à laquelle la littérature doit tendre.
Haytham Jarboui
(1) Roland Barthes, Écrivains, intellectuels Professeurs, in Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, Coll. Essais, 1984, p.367.
(2) Sophie Jaussi, Philippe Forest, L'autre côté du savoir, éd. Kimé, 2022.
(3) Nelly Wolf, Littérature et politique, le roman contractuel, A contrario 2007/1 (Vol. 5), p.29.
(4) Philippe Forest, Pi Ying Xi, Gallimard, p.7.
(5) Philippe Forest fait allusion à l’essai d’Edward Saïd, L’orientalisme, L’Orient créé par l’Occident (Seuil, Coll. La couleur des idées, 2005).
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