Entretien avec Nilda Fernández, l’éternel nomade aux 1001 vies, par Laurent Bettoni
Où que l’on aille, nos fiançailles avec Nilda Fernández sont éternelles. Et surtout, où qu’il aille, lui. Car depuis 1991, depuis que des artistes comme Léo Ferré, Georges Moustaki et Claude Nougaro lui ont ouvert leurs bras en même temps que nous lui avons ouvert les nôtres, depuis que les Victoires de la musique l’ont consacré Meilleur espoir masculin et que l’Académie Charles-Cros lui a décerné le grand prix pour son album, l’hidalgo voyageur ne cesse d’explorer le vaste monde, ne cesse de nous quitter pour mieux nous revenir et nous faire découvrir ses nouveaux projets artistiques, justement nourris de ses périples et de ses expériences. Dans Contes de mes 1001 vies paru le 1er février 2017 aux éditions de l’Archipel, il pose un instant ses bagages et évoque quelques épisodes marquants de son existence en perpétuel mouvement. Avec ses textes remarquablement écrits, à la fois drôles, poétiques, émouvants et pudiques, bien qu’il s’y raconte, Nilda Fernández nous donne l’occasion de parler du déracinement, de l’amour, de la mort, de l’art, de la politique. Bref, de tout ce qui construit un être. Il ne s’agit pourtant pas d’une biographie mais bel et bien d’une œuvre littéraire. Normal, pour un homme qui veut faire de sa vie une œuvre d’art.
Laurent Bettoni : Vous vivez pleinement le présent et vous regardez plutôt vers demain que vers hier. Alors qu’est-ce qui vous a poussé, à travers ce livre, à revenir sur votre passé ? Quelles ont été la genèse et la motivation de ces Contes de mes 1001 vies ?
Nilda Fernández : Il y a eu deux étapes. La première est fortuite. Alain Wodrascka m’a demandé s’il pouvait écrire ma biographie. Nous nous sommes rencontrés. C’était un projet qu’il avait avec un éditeur. Mais je n’étais pas spécialement prêt à voir quelqu’un écrire sur ma vie. D’abord, elle n’est pas finie, c’est donc un bilan prématuré. Alain a été très compréhensif, il m’a présenté son éditeur. Je lui ai proposé d’écrire moi-même. L’éditeur a accepté. Ce qui m’a intéressé, c’est l’expérience littéraire, et non les contes ou les anecdotes en soi, c’est comment on raconte avec un je narratif quelque chose qui ne soit pas pénible ni inintéressant. J’ai lu beaucoup de choses sur le sujet, j’ai beaucoup travaillé dessus, et j’ai compris qu’il était possible de faire de soi-même un personnage littéraire. Comment on y arrive, ça c’est toute la bataille avec les mots. Arriver à mettre une distance entre soi et soi, c’est très amusant. C’est difficile mais amusant. C’est ce pari-là qui me plaisait. Dans une œuvre de fiction, on a une liberté totale d’invention avec les personnages et les situations. Et on s’amuse souvent à se laisser surprendre par ces personnages qui n’en font qu’à leur tête et qui se mettent dans des situations que nous n’avions pas prévues au départ. Quand on écrit sur des personnages réels et des situations que nous avons vécues, il peut y avoir une certaine lassitude à répéter, à reproduire sur le papier quelque chose qui ne nous surprendra pas, nous, auteur. Mais il faut rendre cela captivant, ou du moins plaisant, pour le lecteur, et c’est une gageure.
De quelle manière avez-vous choisi, parmi les centaines d’autres, les épisodes de votre vie que vous nous racontez ?
J’ai commencé par faire une liste, durant plusieurs semaines, dès qu’un souvenir émergeait. Puis j’ai scanné plusieurs périodes de ma vie. Ce qui est resté, c’est ce qui à mon sens présente le plus grand intérêt littéraire.
Vous passez allègrement d’une époque de votre vie à l’autre sans respecter la chronologie. Cependant, chaque récit se termine par une phrase ou un mot qui donne son titre au récit suivant. Et, entre chaque récit, vous intercalez un bout de votre enfance. Pouvez-vous nous expliquer le choix de cette structure narrative si particulière ?
J’ai d’abord commencé par écrire mes récits. De manière non chronologique. Puis, arrivé au bout du livre, je me suis dit qu’il fallait quand même donner au lecteur un fil d’Ariane, un vrai repère temporel. Mon enfance a ainsi servi de colonne vertébrale au livre. Et ces fins de chapitres qui donnent le titre du chapitre suivant montrent qu’il existe des liens entre chaque épisode de ma vie, même distants parfois de plusieurs années, et que ces liens ne s’établissent peut-être pas, en apparence, en une suite de causes à effets logiques, mais qu’au bout du compte cela donne tout de même un ensemble cohérent qui est ma vie. Cela signifie que les causes et les conséquences des actes de notre vie se situent à un niveau caché, obéissent souvent à une sorte d’intuition qui nous guide et à laquelle il faut faire confiance.
Vous nous racontez votre enfance, le départ de Barcelone, alors que vous êtes âgé de 6 ans, l’arrivée à Lyon et votre intégration plutôt rapide et aisée dans la société française. Par quel chemin passe une intégration réussie ?
Mes parents ont eu l’intelligence de nous faire habiter, dès le départ, un an après notre arrivée, dans une banlieue de Lyon, Caluire, dans laquelle il n’y avait que des Français. Ainsi, nous nous sommes d’emblée mêlés au pays. Et pour eux, il n’y avait pas d’idée de retour, parce que l’envie, le désir d’un hypothétique retour au pays d’origine empêche toujours l’enracinement. Il faut s’avouer à soi-même pour quelles raisons on part du pays d’origine et ne pas cracher d’emblée sur le pays d’accueil. Le pays d’origine qui vous pousse à le quitter est en quelque sorte une mère indigne, une mère qui ne vous a pas nourri. Il faut avoir la lucidité et l’honnêteté de le reconnaître. Donc, pour moi, la France a été ma mère nourricière, j’ai eu cette conscience-là très tôt. Et du coup, dans un tel état d’esprit, j’ai appris le français très rapidement. Mon père écrivait le français sans faute. Ce qui ne nous empêchait pas de parler exclusivement espagnol à la maison, pour ne pas perdre qui nous étions. Nous avons donc préservé nos origines tout en nous sentant parfaitement chez nous sur la terre d’accueil. Je pense que c’est le seul moyen de s’intégrer.
À travers quelques mésaventures qui vous sont arrivées (notamment celle où Léo Ferré vous a invité à partager sa loge car on ne vous en avait pas attribué, pour vous punir), vous évoquez avec ironie et lucidité la manière dont on peut être traité dans l’industrie du disque. Pouvez-vous nous en toucher un mot ?
Effectivement, dans cette émission hommage à Léo Ferré, je n’étais pas le bienvenu pour la seule raison que la chanson de lui que je voulais chanter n’avait pas les préférences de la programmation, qui la jugeait trop peu grand public. J’ai d’abord ressenti une blessure d’ego d’être ainsi maltraité devant tout le monde – je me souviens qu’il y avait les frères Lalanne, Daniel Balavoine, Sheila. Et puis j’ai compris que cela fonctionnait sur le même principe que le racisme, sur la peur de l’autre, de l’étranger. Moi, par rapport aux autres vedettes, je n’étais personne, pas encore connu, même pas entièrement français, et je débarquais avec une chanson dont les décideurs ne voulaient pas, parce qu’ils pensaient qu’elle ne plairait pas aux spectateurs. Cela procédait d’un excès de zèle. Mais je me sentais à ma place, j’ai campé sur mes positions, et finalement Ferré m’a imposé et accueilli dans sa loge. Dès lors, les autres n’ont plus rien eu à dire. C’était moi l’artiste, pas eux, mes décisions étaient plus légitimes que les leurs, dans cet hommage à Ferré, et la chanson que j’avais choisi d’interpréter lui plaisait à lui. Donc, il ne faut pas se laisser démonter ni impressionner mais se sentir à sa place là où l’on est et prendre les choses avec ironie et humour. Aves ces armes, en général, on s’en sort bien.
Beaucoup d’artistes qui se plient à l’exercice autobiographique se contentent d’écrire (ou de faire écrire) le récit linéaire, factuel, presque journalistique de leur vie, dépourvu de tout style et de toute âme. Au contraire, on sent chez vous la volonté d’accomplir un geste littéraire, une œuvre esthétique (vous avez d’ailleurs déjà écrit un roman et un livre jeunesse) comme si vous ne sépariez jamais l’art de la vie quotidienne. Comment y parvenez-vous ?
Buñuel, qui était un ami de Lorca – un ami conflictuel, très macho, très hétéro, alors que Lorca était homosexuel – ne comprenait pas l’esthétique de sa poésie et prétendait que le chef-d’œuvre de Lorca était sa vie. Cela m’a marqué, et je me suis mis à considérer ma vie comme les compagnons considèrent la leur, c’est-à-dire avec l’objectif de réaliser une œuvre. Alors j’essaie de toujours faire au mieux tout ce que je fais. Je suis artiste, et l’art est ma raison de vivre. Je vois toujours le beau, le grand, l’émouvant, le drôle, parfois tout cela à la fois, dans ce qui m’arrive ou dans la manière dont je pourrais le raconter, comme dans cette histoire, à Venise. Je dis que Venise est en fait la ville dans laquelle on perd ceux qu’on aime. Dans cette anecdote, toute la journée, nous nous disputons avec ma compagne de l’époque, alors que nous sommes venus ici pour nous aimer, et nous finissons par rompre, en pleine ville, sur un pont. Quand je rentre chez les amis qui m’hébergent, la femme m’apprend que ma mère vient de décéder, à Lyon, tandis que je suis bloqué ici en tournée. Cette histoire est triste et ironique à la fois, car avant cette sombre nouvelle, il y a eu les engueulades plutôt comiques avec ma compagne. En écrivant cela, j’ai donc tout fait pour ne pas tomber dans le pathos, pour retranscrire toutes les émotions contradictoires que j’avais vécues avec une grande économie de mots mais en pensant à la meilleure dramaturgie possible, car c’est raconté ainsi que ce récit était le plus beau, le plus puissant. Dans tout le livre, j’ai procédé ainsi, j’ai cherché à prendre le recul nécessaire à tout auteur pour faire ressortir le plus beau à chaque fois, car écrire est un partage, et je veux partager le plus beau avec les lecteurs. Même quand il est difficile à extraire ; par exemple, avec ce couple sur le point d’avoir un bébé et la femme qui le perd en elle, juste avant l’accouchement. Ce drame qui m’est arrivé, j’ai voulu l’écrire, non pour faire pleurer ni apitoyer, mais pour le transformer en poésie, pour donner vie malgré tout à cet enfant, même si ce n’est qu’une vie d’encre et de papier et non une vie de chair et de sang. L’art aide à supporter la vie, parfois…
On comprend, en vous lisant, que la liberté est le moteur qui vous pousse à prendre vos décisions et à agir. Par esprit de liberté, par exemple, vous avez décidé, il y a quelques années, de vous affranchir des labels et des majors, et de proposer vos chansons directement en téléchargement sur votre site Internet. Vous avez même rédigé un manifeste intitulé « La musique à celui qui la fait ». Expliquez-nous cette démarche et dites-nous si, selon vous, l’artiste est toujours bien traité par les « marchands d’art » au sens large, quelle place devrait lui revenir et comment faire en sorte qu’il l’occupe si tel n’est pas le cas ?
Je ne peux parler que de la musique, que des auteurs-compositeurs, car dans les autres domaines, les problématiques diffèrent peut-être et je ne les connais pas bien. Le compositeur produit la musique, comme une terre produit ses fruits, alors pour quelle raison d’autres personnes s’appellent elles-mêmes producteurs ? Que produisent-ils, ces gens-là ? Rien. Ils ne produisent rien. Ce terme repose sur une imposture. Quiconque se nomme producteur, devant un artiste qui compose lui-même de la musique, est un imposteur s’il ne compose pas. Même si le rôle que jouent ces personnes est utile, ils ne devraient pas s’autoproclamer producteurs, mais plutôt s’appeler organisateurs, vendeurs, metteurs en forme, financeurs. Les artistes ne doivent pas se laisser ravir ce terme de producteur qui leur revient, à eux et à eux seuls, c’est ainsi qu’ils occuperont la place qui est la leur. L’avantage de l’artiste est que son œuvre existe, même si elle ne se vend pas. Le vendeur, lui, n’existe pas quand il n’a rien à vendre, quand le vrai producteur, c’est-à-dire le créateur, ne lui fournit pas de quoi vendre. Au départ, ma volonté n’était pas de m’affranchir des labels et des majors mais seulement de certains rapports avec eux. Quand je suis parti en Russie, presque du jour au lendemain, en 2001, j’étais sous contrat avec Sony, et le directeur artistique me réclamait un album, que je devais à la major. Moi j’étais davantage tenté par l’aventure soviétique, et du coup le type de chez Sony a perdu patience, et nous avons rompu notre contrat. Certains se battraient pour avoir un contrat chez Sony, tout le monde me conseillait de capitaliser, de prendre le plus possible tant que ça marchait, pourtant je n’ai eu aucun doute dans ma démarche. La steppe, la taïga et Moscou me tendaient les bras, j’ai eu envie de cette expérience, et ma major en France ne l’a pas compris. Je suis un perpétuel nomade qui s’inspire de ses voyages, de ses rencontres, j’ai besoin de cela. Je me suis donc affranchi de Sony, un peu forcé, à mes risques et périls, mais je ne regrette pas, j’ai vécu en Russie des fruits de mon travail, comme je l’avais fait en France. La vie est ce qu’on en fait. Je n’aime pas être prisonnier, de quoi ou de qui que ce soit. J’ai la migration dans les gènes, je suis un migrant au sens premier du terme. La vie est une migration en soi.
Dans l’un de vos récits, qui se situe en 2002, Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, vous demande de venir soutenir le candidat à l’élection présidentielle Lionel Jospin. Après réflexion, vous estimez qu’il s’agit là de politique politicienne, de vieille politique ou de politique à l’ancienne, et vous préférez finalement ne pas cautionner un système usé. Vous vous rendez donc à l’invitation, mais sur la pointe de pieds. Les choses ont-elles changé, depuis 2002, en politique ? Quel regard portez-vous sur l’élection présidentielle de 2017 ?
Non, rien n’a vraiment changé. Mais c’est notre faute, car nous, électeurs, entretenons une fausse vision de l’élection. Une élection n’est pas un pari de tiercé dans lequel nous devons voter pour le vainqueur présumé. Dans une élection, chacun doit voter pour ses convictions et non voter utile. Si on vote pour gagner, on ne gagne rien. Le manque de discernement de beaucoup de Français me surprend, car notre peuple est un peuple instruit et intelligent, et on a tout de même une assez bonne vision de qui est qui, quand on voit les politiciens ou qu’on les entend parler. Alors je suis étonné qu’on puisse se dire indécis ou qu’on vote pour un candidat simplement parce qu’il a l’air sympa ou pour toute autre raison non primordiale. Il y a beaucoup d’infantilisme dans une telle démarche. Je crois qu’il faut élire quelqu’un sans lui faire confiance et en l’obligeant à faire ce qu’il a promis. Bon, je reconnais être assez anar, à la base, mais je me dis qu’on a la classe politique qu’on mérite. Si les politiciens sont corrompus, c’est que, quelque part, nous aimons bien ça, et que nous serions nous-mêmes peut-être corrompus si nous occupions leur place. C’est cela qu’il faut changer, fondamentalement, au départ, pour élire des politiciens dignes de nous représenter et de parler en notre nom, car sans cela, nul ne peut parler au nom d’un peuple. Si nous ne changeons pas notre état d’esprit, il y aura toujours des gens qui rentreront dans les bureaux de nos élus sans frapper, et ces gens-là, ils ne nous veulent pas du bien, et ce ne sera jamais nous, si nous ne faisons rien.
Qu’aimeriez-vous qu’il ressorte de vos Contes de mes 1001 vies, qu’aimeriez-vous que nous en retenions ?
Quand je termine la lecture d’un livre, j’aime bien avoir appris quelque chose sur moi. Je souhaite donc que mon livre parle aux lecteurs, qu’il leur parle d’eux-mêmes, de leur vie à eux. J’aimerais qu’il soit un partage avec les lecteurs, comme dans une conversation entre amis.
À l’heure où nous échangeons ces propos, travaillez-vous déjà sur autre chose, quels sont vos projets ?
Je poursuis une aventure musicale commencée il y a quelque temps, avec un groupe. C’est un univers assez électrique, un répertoire pas encore connu et que je vais essayer de faire connaître, mais qui diffère de ce que je fais habituellement. Je n’aime pas m’installer dans la routine, je préfère tenter de nouvelles expériences, toujours, c’est ce qui me fait avancer. C’est ma liberté d’artiste, tenter ce qui me plaît, quitte à aller là où on ne m’attend pas. Quitte à en payer le prix.
Entretien mené par Laurent Bettoni
Publications de l’auteur : Ça repart pour un soliloque (Stock, 1995, réédition Zanpano, 2013), Les Chants du monde, carnet de notes (Presses de la Renaissance, 2007), Sinfanaï Retu (Zanpano, 2013), Contes de mes 1001 vies (L’Archipel, 2017). Site de l’auteur : http://www.nildafernandez.com/fr/
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