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Entretien avec Juan Asensio (mené par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 09.05.19 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Entretien avec Juan Asensio (mené par Léon-Marc Levy)

 

La Cause Littéraire :

Malgré sa réputation de virulence, que vous entretenez savamment, Stalker est devenu un incontestable lieu français de la littérature. On s’y agace parfois, souvent on s’y enthousiasme, mais toujours on s’y nourrit grâce à l’intelligence et l’érudition de ses articles. Pouvez-vous nous tracer sommairement l’histoire de ce blog, son origine, ses choix éditoriaux ?

 

Juan Asensio :

Ce blog, je l’ai évoqué plusieurs fois, est né dans la salle des marchés d’une société de Bourse filiale d’une grande banque, en mars 2004. C’est alors qu’éclata l’affaire Dantec : la presse de gauche, pour résumer, tomba sur le romancier comme une frétillante troupe de rats affamés, lui reprochant d’avoir osé discuter (via des échanges de courriers électroniques, a priori privés) avec le Bloc identitaire.

Je participais à cette époque à la Revue Cancer ! de Bruno Deniel-Laurent et nous cherchions une façon de riposter au flot de merde journalistique car, alors, Dantec faisait l’actualité comme on dit, qui menaçait d’étouffer l’auteur des Racines du mal. La revue lui consacrera d’ailleurs un numéro spécial, mais il fallait réagir instantanément, du moins le plus vite possible, face aux insinuations de crétins nocifs comme Philippe Nassif, sorte de cacographe festiviste qui ne tarderait pas à se convertir en sémillant et sémiologisant badioulogue de comptoir. Ces insinuations étaient alors, comme c’est encore le cas du reste puisque jamais la presse ne peut corriger ses tares, reprises par les petits collègues de Chronic’art & Cie, selon un mouvement de reproduction à l’identique qui est le mode de propagation de la nouvelle de presse et aussi de l’innombrable cohorte anonyme qui s’en nourrit et la relaie. Un informaticien sur le pont, entre deux problèmes concernant des flux financiers, me parla des blogs, des sites clés en main pour ainsi dire qui explosaient au début des années 2000 et dont la vie ne dépassait parfois pas quelques semaines, me conseillant de veiller particulièrement au choix du titre, la seule chose qu’il me serait à peu près impossible de changer, me dit-il. Je me lançai, tandis que mon informaticien se faisait alpaguer par un cacmanStalker venait de naître en quelques minutes, le titre s’imposant comme une évidence : il me fallait en quelque sorte être une espèce de cicérone indiquant le chemin, semé de dangers, vers la chambre des miracles, dans laquelle je n’avais moi-même pas le droit, ni peut-être l’envie, de pénétrer. Il s’agissait donc d’une sorte de communication indirecte à l’ère électronique, une « dialectique communicationnelle » pour le dire pompeusement, une voie ironique comme celle que privilégia constamment le grand Danois, qui montrait le chemin à suivre mais était par définition incapable d’accomplir le geste ou le pas final à la place de l’autre. Mon premier texte, toujours écrit en quelques minutes dans cette même salle des marchés, était, c’est bien logique, une défense un peu trop verte je le crains de Dantec, avec lequel j’étais par ailleurs assez lié à la suite d’un article de belle ampleur sur Villa Vortex paru dans La Revue des Deux Mondes de Michel Crépu : j’y annonçais la conversion au christianisme de l’écrivain, logique sinon évidente pour qui savait lire ce roman boursouflé et monstrueux, ridicule et fulgurant, exécuté d’une ligne stupide par le si piètre Jean-Louis Ezine dans la rubrique Sifflets du Nouvel Obs, et cela avait frappé Dantec, comme il me l’avoua par la suite en m’apprenant que, justement, il s’était converti, chose que je ne pouvais savoir au moment où j’écrivais mon texte. Dès sa création pour le moins bloyenne, à tout le moins paradoxale puisque le fameux bébé s’agitait au milieu du brouhaha incessant d’une criéeStalker, donc, était un organe de combat. Nous y reviendrons.

 

LCL : Personne – pas même vos adversaires – ne peut contester l’incroyable somme de travail investie dans Stalker. Combien de temps y consacrez-vous ? Pouvez-vous nous éclairer sur votre méthode de travail ? Comment choisissez-vous vos lectures par exemple ?

 

JA : Je n’ai pas d’adversaires, je n’ai que des ennemis, certains fort anciens, datant même de la préhistoire de ce blog, d’autres, la plupart, les plus acharnés, les plus vils, les plus camusiens, nés à la suite de la querelle dite des Infréquentables, dont ma confrontation avec Renaud Camus, sur le plateau de Frédéric Taddéï, serait non point le point d’orgue mais le début d’une longue guerre de tranchée plus ou moins directe, car il n’est absolument pas exagéré de dire que nous nous haïssons très cordialement l’un l’autre. Si j’en juge par ce qu’il écrit sur son plaintif et inutile Journal en ligne, il me voit à la manœuvre d’une méthodique entreprise de destruction de sa légendaire probité intellectuelle, alors que je me contente généralement de lui rappeler qu’il n’est en rien l’inventeur du pseudo-concept de Grand Remplacement et qu’il finira par être dévoré par la maladie du langage dont il illustre la progression toutes les fois qu’il fait le malin, comme le disait Péguy, en assemblant des mots (comme cette innocente « remigration à visage humain » !) censés atténuer des réalités sordides. Ces ennemis, donc, ne reconnaissent rien, absolument rien, et trouveront toujours une faille, fût-elle moins large que la taille d’une puce des sables, pour y injecter leur venin. Si par malchance je devais mourir avant eux, j’ai quelque solide certitude quant au fait qu’ils viendraient probablement se soulager sur ma tombe. Ce petit détour somme toute plaisant par les sentines virtuelles me permet de répondre indirectement à votre question : l’existence de la Zone, l’autre nom que je me suis plu à donner à mon blog, est assez rigoureusement indissociable de tout ce que j’ai vécu depuis 2004, car il n’y a pas un temps de la lecture puis un temps de l’écriture sur mon blog, mais un temps unique qui est celui de ma vie quotidienne, bassement quotidienne, dévorée par les livres et l’écriture. J’aime assez cette étrange, scandaleuse peut-être, immixtion des livres dans la vie, qui est le gage, à tout le moins, d’un véritable labeur, d’un travail, au sens étymologique de ce terme qui dit l’effort et même : la souffrance. Je n’ai donc, rigoureusement, absolument aucune méthode de travail : je lis, j’écris, plus je lis, plus je lis encore et, plus je lis, encore et encore, plus j’écris, bien que ma seule drogue soit la lecture infiniment plus que l’écriture, car je sais, comme Carlo Michelstaedter, que je n’ai rien à écrire, alors qu’il me reste tout à lire ou à relire, ce qui est au final une seule et même chose. Je ne choisis que rarement mes lectures : un livre appelle un autre livre. C’est d’ailleurs généralement à cette caractéristique que l’on reconnaît un grand livre : Patrick White, William Golding, Ernst Jünger, bien d’autres encore, appellent et convoquent, par exemple, le Joseph Conrad du Cœur des ténèbres. Faites l’expérience inverse, lisez donc un mauvais livre, et vous me direz s’il convoque quoi que ce soit ! Prenons l’infâme recueil dit poétique de Cécile Coulon intitulé Les Ronces, célébré et même récompensé par tous les couillons de France et de Navarre, un livre bas, veule, stupide, laid, dont la particularité est de donner un éclat réellement homérique au vers plat et rime niaise absolus qu’un Jacques Prévert eût, c’est dire, rougi d’écrire : il n’y a rien, absolument rien, pas un livre à l’horizon, pas un seul grand écrivain duquel nous pourrions rapprocher, et c’est heureux, cette daube pas même puante régurgitée par un caniche peroxydé malade qui se serait avisé de confondre son vomi avec une « rinçure » rimbaldienne. Souvenez-vous de cela : dans quelques années, Cécile Coulon obtiendra le prix Goncourt et, si par malchance la nullité de ce prix ne récompensait pas la nullité de sa prose, elle sera tôt ou tard au programme du Capes ou de l’agrégation !

 

LCL : Il semble que, depuis quelque temps, vous ayez développé le côté « participatif » du blog. Des signatures autres que la vôtre y sont plus nombreuses. Pourquoi ce choix ? Sur quels critères acceptez-vous de nouveaux contributeurs (peuvent-ils, par exemple, être en désaccord avec l’une de vos prises de position littéraire) ?

 

JA : Cela fait bien longtemps, au contraire, que cette dimension dialogique existe dans Stalker, puisque j’ai discuté avec des dizaines de personnes, comme en atteste l’onglet intitulé Entretiens ! De la même manière, ce sont des lecteurs de mon travail qui, parfois, m’ont proposé de publier leurs textes, bien après avoir commencé à me lire. Je songe ainsi à l’excellent Gregory Mion, qui, plus d’une fois, m’a proposé des notes critiques bien meilleures que les livres qu’il s’est proposé d’évoquer, ou avec lesquelles je ne suis pas franchement d’accord. Quelle importance, puisque ses textes sont bons ! Je pourrais encore citer quelques lecteurs devenus des amis fidèles comme Francis Moury, Rémi Soulié, ou Pierre Mari qui m’a fait le plaisir de préfacer mon dernier ouvrage. D’autres « plumes » comme Guillaume Sire ou Baptiste Rappin me proposent assez régulièrement des notes fort intéressantes, et je suis ravi que, par leur propre travail, leurs vues, leurs connaissances, leur savoir et leur sensibilité, ils enrichissent un peu plus encore la Zone qui ne cesse de grossir, et dont je redécouvre parfois telle note dont j’avais tout bonnement oublié l’existence. L’ancienneté de mon blog m’a fait, hélas, enduré la perte de lecteurs devenus des amis, comme Dominique Autié ou bien Jean-Luc Evard, qui a beaucoup publié sur Stalker. Ceci étant posé, et en toute franchise, j’aurais évidemment quelque mal, pour rester dans l’euphémisme, à ne pas m’esclaffer devant un lecteur facétieux qui me proposerait de publier une ode à Philippe Sollers, un panégyrique à Yannick Haenel, une défense et illustration de Yann Moix ou d’Édouard Louis, car il y a tout de même des limites à l’humour, fût-il jaune.

 

LCL : Certains de vos choix littéraires sont particulièrement « sensibles ». Ainsi, vous défendez des écrivains, figures de la Collaboration : Brasillach, Drieu, Rebatet, Céline… Ce tropisme vous attire des soupçons de choix idéologiques contestables, de nostalgie de Vichy, bref de « sympathie pour le Diable ». Acceptez-vous de vous en expliquer ici ?

 

JA Laissons, je vous prie, ce genre de misérable schématisme aux imbéciles et aux journalistes, même si je vous concède qu’il est parfois plus que difficile de séparer ces deux catégories. Si je lis Une adolescence au temps du Maréchal, suis-je suspect d’allumer chaque dimanche un cierge sous le portrait du vainqueur de Verdun ? Suis-je encore suspect d’être attiré par les hommes, y compris jeunes, en lisant les autres textes de cet auteur diablement rimbaldien, François Augiéras ? Si je lis Renaud Camus, est-ce parce que je goûte particulièrement les descriptions crues de scènes sodomites contenues dans Tricks, ou bien que je manifeste un goût immodéré pour les pilosités qui rebuteraient, du moins en théorie, un homme de Cro-Magnon mais qui font les délices achriennes du Maître du Tout-Petit Château (celui de Plieux) ? Si je ne baille pas d’ennui en lisant plus d’une ligne de Gabriel Matzneff ou une page de Tony Duvert, est-ce parce que je ne puis m’empêcher d’éprouver une attirance dangereuse pour les garçons de moins de 16 mois, pardon, de moins de 16 ans ? Nous pourrions poursuivre ce genre d’amusement et je ne manquerais alors pas de suspecter que certains de vos propres goûts cachent des penchants inavouables ! Je ne défends donc aucun de ces écrivains, même Céline dont je n’ai pratiquement jamais parlé directement. Ils n’ont pas besoin de moi du reste, et, vivants, ils rendaient coup pour coup, ce qui est encore la meilleure façon de clore le bec des couillons alors que, morts, ils sont encore capables de ridiculiser celles et ceux qui les ont lus de travers, qui les ont mal lus ou, car il y en a tant, qui n’en ont pas lu une seule ligne. Je défends en revanche leurs textes, ce qui est une tâche finalement plus redoutable, puisqu’il faut en comprendre l’équilibre, les tiraillements, bref, le sens profond, la beauté, la puissance. Je me contrefiche que l’on m’apprenne que Pierre est un adorateur de Satan s’il sait écrire, ou que les faits et gestes de Paul surpassent en horreur les crimes d’un Gilles de Rais, si sa voix porte. La figure du réprouvé si chère au magnifique écrivain que fut Ernst von Salomon m’attire irrésistiblement bien sûr, non par bête tropisme pour le romantisme noir, mais parce que se lit, dans l’échec social pour ainsi dire et peut-être même personnel de ces écrivains sulfureux, un rapport au monde que nous aurions tort de déclarer passéiste, contre-révolutionnaire ou, de manière encore plus infamante, fasciste. Inversement, l’aura scandaleuse de tel ou tel, prenons un Renaud Camus, un Richard Millet ou un Gabriel Matzneff déjà cité, ne garantira jamais, à mes yeux, leur qualité d’écrivain. Le premier est une vieille chouette crachant, avec une régularité d’horloge atomique, sa petite pelote de réjection haineuse, infra-verbale puisqu’il n’est plus rien d’autre que le ventriloque de la droite dure, souchienne lequel, sous couvert d’innocence, pardon, d’in-nocence, tout est dans la virgule, maquille la souffrance de femmes et d’hommes sous le vernis de mots-valises et de pseudo-concepts devenus fous ; le deuxième est tellement persuadé qu’il est un guerrier annonçant l’Apocalypse qu’il s’est inventé une participation, armes à la main, durant la Guerre du Liban et le troisième, enfin, n’est qu’un étique Narcisse bientôt centenaire prenant la pose devant son miroir qui le rassure en gommant ses rides et en lui donnant l’apparence heureuse d’une taille de guêpe jamais enivrée que de son propre bourdonnement (oui, je sais, les guêpes sont silencieuses, contrairement au mielleux Matzneff). Ce ne sont pas des écrivains, mais des aberrations qui écrivent, au lieu que les noms que vous citez (ajoutons-leur celui d’un Abel Bonnard pour compléter la galerie des horreurs !), eux, sont des écrivains aussi laids, veules, détestables qu’on le voudra, mais des écrivains, bon sang ! J’oubliais : ma sympathie, au sens premier du mot, donc non affadi, pour le Démon est réelle, car je quête les traces de sa figuration littéraire depuis mon adolescence, mais je vous dirais que le diable n’a que fort peu de chose à voir avec le régime de Vichy, ou bien avec chacun des auteurs que vous avez mentionnés. Du côté de Gabriel Matzneff et de Tony Duvert, en revanche…

 

LCL : Vos grands enthousiasmes littéraires portent souvent sur des écrivains morts, très rarement sur des vivants. Le titre de votre livre récent est emprunté à une citation de Léon Bloy : « Le temps des livres est passé ». Que pensez-vous de l’état de la littérature aujourd’hui, en particulier en France ? Et, s’il y a désastre, quelles en sont les principaux facteurs selon vous ?

 

JA : J’aime les morts, non parce qu’ils sont morts, mais parce qu’ils sont, bien souvent, plus vivants que nos clowns qui s’agitent frénétiquement pour réclamer un peu de notre attention : ils sont vivants et nous sommes morts, pourrions-nous ainsi prétendre en nous souvenant de l’Ubik de Philip K. Dick. Voyez ainsi comme Jean-René Huguenin résume et subsume à peu près tous les écrivains vivants, petits ou moyens (je n’en vois pas de grands) à tropisme hussard, dont la main est plus habituée à lever un verre à leurs lèvres pincées comme un cul de poule qu’à tenir un stylo, Grégoire Dubreuil y compris bien qu’il soit à peu près oublié. Certes, Huguenin a eu l’incomparable avantage de mourir jeune et ainsi de ne pas avoir à traîner son martial désespoir de raout en cocktail, mais qui sait s’il ne serait pas devenu une espèce de Denis Tillinac avec de l’allure s’il avait vécu plus longtemps ! Pourtant, les fulgurances, parfois bien naïves, du jeune mort que fut l’auteur de La Côte sauvage déchirent moins les ténèbres que celles, autrement plus réfléchies, d’un Guy Dupré, hélas disparu depuis quelques mois, et s’avancent bien moins dans la nuit épaisse des sentiments contradictoires et des délicates névroses nourries de littérature et d’art que les lassos de soie manipulés avec une incroyable dextérité par Christian Guillet, lui bien vivant mais n’écrivant plus, et dont la phrase hypnotique s’enroule sur sa proie jusqu’à la capturer, voire, plus cruellement, l’étouffer. L’état de la littérature en France, me demandez-vous ? Elle est aussi plate qu’une pénéplaine qui aurait été rabotée par une chaîne himalayenne pendant 10.000 siècles, à de rarissimes exceptions près bien sûr, suffisamment évoquées sur Stalker pour que je laisse à vos lecteurs le soin de découvrir quelques noms solitaires, par définition peu répandus. Solitaires, comment ne le seraient-ils pas d’ailleurs, puisqu’ils ne copinent pas avec les maquereaux ou les franches putains médiatiques ! Beaucoup de raisons socio-économiques peuvent être avancées, et l’ont du reste été puisque ce sujet n’est pas franchement nouveau, pour expliquer ce désastre, qu’il s’agisse du recul des humanités, de l’abaissement drastique du prestige de l’écrit, de la prodigieuse explosion des sciences et des techniques, donc de la vitesse, de la circulation de l’image et de l’information dans un temps condensé, cadencé, morcelé comme l’aurait dit Max Picard, qui est l’antithèse même et l’ennemi intime du recueillement nécessaire, de la lente décantation qu’un grand texte, un texte pensé, un texte vécu, un texte dialoguant avec d’autres textes, exige. Je vois une raison plus profonde à cet effondrement : la fin de la France en tant qu’organisme politico-théologique cohérent et symbolique, horizon de pensée absolu, fût-il inconscient, des faits et gestes les plus communs de tout un peuple. Sans histoire nationale, sans réelle présence de ce que nous pourrions appeler, sur le patron de la « matière de Bretagne » chère aux médiévistes, la matière de France, pas de roman national mais une langue filandreuse, bégayante, aphone, la langue de Yann Moix, la langue de Yannick Haenel, la langue de Cécile Coulon, la langue de Frédéric Beigbeder, la langue de Mathias Enard ou de n’importe quelle autre nullité pourtant célébrée comme de grandes voix ; sans élévation, pas de profondeur, sans verticalité, nul besoin de disposer d’un squelette ; sans autre désir que celui de boucler sa fin de mois ou d’améliorer le processus co-constructif, win-win comme disent les ânes, dans lequel sa société s’engage pour son nouveau plan managérial de conquêtes des marchés de la chaussette ou de l’aspirateur, des fusées ou des avions de ligne, sans autre chose que la pure horizontalité de la société marchande, nul désir, encore moins de besoin de s’enfoncer, comme tel héros d’Ernesto Sabato, dans le royaume dangereux et souterrain de la secte des aveugles. Autrement dit, une corrélation profonde existe entre la grandeur d’une littérature et celle d’une nation point totalement oublieuse de sa lutte acharnée pour embrasser l’Histoire. Sortie de l’Histoire, qu’est-ce que la France aurait à nous dire si ce n’est, dans le meilleur des cas, la déploration d’une puissance passée, aujourd’hui diluée dans le réseau infini des tuyauteries de l’Administration européenne communautaire ?

 

LCL : Toujours sur « la mort de la littérature ». Des écrivains récents (parlons des Français) manifestent – selon nous – des talents authentiques. Manuel Candré (Des Voix), Franck Bouysse (Grossir le cielGlaise), Marcus Malte (Le Garçon) et quelques autres. Pouvez-vous « sauver » quelques plumes du désastre que vous dénoncez ?

 

JA : Je ne suis pas un sauveur, même entre guillemets. Nul ne se sauve par lui-même, hormis peut-être le baron de Münchhausen, les écrivains encore moins que les autres, même si, humains trop humains, ils se laissent parfois aller à des rêveries en imaginant que leur art pourrait les conduire au salut, tout du moins jusqu’aux portes qu’ils n’auraient plus qu’à pousser pour… Voyez, sur cette si douloureuse question, l’admirable Paul Gadenne, qui mériterait un volume dans la collection de La Pléiade qui n’hésite pas à publier l’insignifiant Jean d’Ormesson, et, bien au-delà de cette petite consécration éditoriale, une véritable reconnaissance de la part des lecteurs ! Ce superbe romancier ne cesse de méditer les conditions d’une « reprise » au sens kierkegaardien du terme, par la littérature, au travers d’elle : quête désespérée s’il en est, dont nous avons pourtant la magnifique figuration dans l’un de ses plus grands romans, La Plage de Scheveningen. Si la réelle présence est un leurre, il n’en faut pas moins, coûte que coûte, se lancer à sa poursuite, et, de la sorte, tenir le pas gagné. Revenons à des considérations plus pratiques. Il ne me servirait à rien d’aligner quelques noms face à ceux que vous me citez, pas même celui d’un Marien Defalvard car, lui comme d’infiniment plus médiocres que lui, tous sont pris – et je ne m’exclus bien évidemment pas de cette nasse, à ma place de critique, on fait ce que l’on peut – dans le grand mouvement d’arraisonnement qui menace de stériliser la planète, à l’image de cette capitale intergalactique, Trantor, qu’Isaac Asimov a imaginée intégralement recouverte d’une pellicule d’acier de plusieurs kilomètres d’épaisseur.

 

LCL : Vous nourrissez une belle admiration pour la littérature américaine – Melville, Faulkner, Robert Penn Warren, Foote, McCarthy… C’est une joie pour quelques rédacteurs de la Cause Littéraire. Pouvez-vous nous dire les fondements de votre intérêt pour ces écrivains d’outre-Atlantique et comment vous expliquez la richesse remarquable de cette littérature ?

 

JA : Je crois avoir commencé à lire des auteurs anglo-saxons, pas seulement nord-américains, donc, bien avant que de découvrir la littérature française ! Affaire de hasard dira-t-on, qui fait bien les choses car, ma foi, il vaut mieux commencer par découvrir William Faulkner dans Absalon, Absalon !, ne strictement rien y comprendre, puis le lire et le relire jusqu’à comprendre que c’est l’un des plus grands romans du monde, avec Sous le volcan de Malcolm Lowry, Nostromo de Joseph Conrad ou encore Tous les hommes du roi de Robert Penn Warren, plutôt que de débuter son initiation littéraire par Philippe Sollers ou, bien pire encore, l’un de ses plus lamentables épigones, Yannick Haenel n’est-ce pas ? La formidable richesse de cette littérature de langue anglaise au sens large du terme – et je n’oublie absolument pas, à côté de ce bloc, celui que représente le continent magnifique des littératures de l’Amérique du sud, ne serait-ce qu’avec Diadorim ou la trilogie d’Ernesto Sabato –, s’explique là encore par diverses raisons dont plusieurs livres savants ne viendraient pas à bout mais, symboliquement, au-delà de la multitude de raisons socioculturelles, il y a littérature, et grande littérature, toutes les fois qu’il y a de la perspective, non seulement spatiale mais historique. Il faut du souffle pour faire éclore les grands romans, la main en visière scrutant l’horizon, alors qu’il suffit de se faire l’habitué des sanisettes germanopratines et de se contenter de déchiffrer les graffitis vulgaires inscrits sur des murs mousseux pour faire (faire, et certainement pas : écrire) de petites crottes sollersiennes.

 

LCL : Votre livre le plus récent, Le temps des livres est passé, ne reprend aucun de vos articles polémiques. Vous le consacrez uniquement aux « célébrations ». N’est-ce pas là le choix que vous auriez dû faire en général, célébrer la belle littérature, ignorer le pullulement de la mauvaise ?

 

JA : Cette remarque, parfois cette franche critique, m’a été faite bien des fois et ma réponse a le mérite d’être aussi claire que directe : non. Non, je ne regrette absolument pas d’avoir dilapidé beaucoup de forces dans des billets au ton pour le moins… enlevé. Car enfin, outre la difficulté, stimulante à mes yeux, consistant à descendre un mauvais livre en avançant quelques arguments et, bien sûr, en n’oubliant pas d’être le plus méchant possible, il me semble que je fais œuvre salutaire en appelant un chat un chat, une nullité une nullité, un navet un navet, et cela dans une société où la critique littéraire, au sens d’un jugement partial par essence, donc polémique, n’existe tout simplement plus, alors qu’elle fut un genre flamboyant à part entière à partir de la fin du 19e siècle et jusqu’au milieu du siècle suivant, les derniers hargneux s’inscrivant dans les brisées d’un Barbey, d’un Bloy ou d’un Léon Daudet ayant été Jean Cau, Matthieu Galey ou encore Renaud Matignon, voire Angelo Rinaldi. Maintenant, qu’avons-nous, en lieu et place de ces rétiaires ? Nous avons les béjaunes incultes à prétentions martiales de L’Incorrect. Nous avons, de ces Gauvains de pacotille, la version policée, bourgeoise, insignifiante, le ravi perpétuel de la crèche possédant deux doigts de catéchisme, Étienne de Montety, quand il ne s’agit pas du ridicule patron des pages littéraires de Valeurs actuelles, Laurent Dandrieu, aperçu durant la messe qui fut célébrée pour Guy Dupré, et qui avait une mine tellement apoplectique que j’ai bien cru que le curé expédierait ad patres, dans le même Hosannah béatifique, un écrivain remarquable et un journaliste aussi rassis que médiocre ! Par ailleurs, mes détestations, qui ont l’avantage d’être connues de mes lecteurs et des principaux intéressés, à savoir, bien sûr, les producteurs de ces courges transgéniques avariées, sont encore une image, certes inversée, de ce que je me figure être une littérature digne de célébrations. Pour le dire autrement, mes détestations ne sont que la figure inversée de mes célébrations, mais il n’importe pas moins à mes yeux de bien graver, à l’acide, ces détestations, ne serait-ce que pour montrer qu’un critique littéraire n’est pas, ne doit être en aucun cas une précieuse ridicule qui se bouche le nez en croyant emprunter, toutes les fois qu’elle sort de chez elle, les impeccables champs élyséens alors que, quelques rues plus loin, les égouts ont crevé et puent à ciel ouvert. Remerciez-moi, car je fais, en somme, le sale boulot et vous permets de garder vos narines ouvertes sur de délicates fragrances ! Cela me va du reste : nous sommes à une époque où les égouts débordent presque constamment, ce qui ne saurait nous étonner, mais ce qui est curieux c’est de voir tant de niaises et de couillons, pas seulement des journalistes mais des professeurs et même de vrais connaisseurs, en humer le fumet putride et prétendre qu’il annonce le renouveau printanier d’une littérature qui, à mes yeux, n’en finit pas, en France tout du moins, de crever.

 

LCL : Pour finir, Juan Asensio, une question un peu ludique : quels sont vos écrivains préférés ?

 

JA : Journalisme, quand tu nous tiens ! Dans l’ordre ou dans le désordre, Georges Bernanos, Léon Bloy, Paul Gadenne, Sören Kierkegaard (dont la pensée est fulgurante, et la qualité d’écriture bien réelle !), Arthur Rimbaud, David Jones, Karl Kraus, Pierre Boutang, T. S. Eliot, Gerard Manley Hopkins, Thomas de Quincey, László Krasznahorkai, W. G. Sebald, William Shakespeare, Fiodor Dostoïevski, Joseph Conrad, Robert Louis Stevenson, William Faulkner, Ernst Jünger, Ernesto Sabato, Arthur Machen, Roberto Bolaño. Assez peu de Français, vous l’aurez noté. Il y en a bien d’autres encore, notamment dans le domaine de la science-fiction (comme Franck Herbert, Philip K. Dick ou Samuel Delany) mais, à ceux que je viens de citer, je reviens toujours, et cela depuis ma découverte de leurs textes. J’espère que, jusqu’à ma dernière heure et s’il m’est encore possible de lire ou, simplement, de me rappeler de mes lectures ce moment-là, je ne retrancherai aucun de ces grands noms de mon « ciel des fixes », comme le disait bellement Charles Du Bos.

 

LCL : Merci Juan Asensio.

 

(Entretien exclusif pour la Cause Littéraire, mené par Léon-Marc Levy)

 

Lire la critique du livre de Juan Asensio "Le temps des livres est passé"

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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /