Entretien avec John Truby, l’art et la manière de créer, par Sophie Galabru
John Truby est un des plus célèbres « script doctor » des Etats-Unis. Il a élaboré un art et une manière de créer des scénarios. Ses conférences mais aussi la parution de son ouvrage L’anatomie du scénario (éd. Michel Lafon) délivrent des conseils efficaces et précis, fondés sur une conception philosophique de la démarche créative.
Sophie Galabru : John Truby, j’aimerais revenir sur votre vision esthétique du processus de création. Pensez-vous que l’on puisse faire de n’importe qui un écrivain ou un bon scénariste ?
John Truby : Non, je le ne pense pas.
Nous pourrions considérer que des éléments irréductibles tels qu’une vision du monde ou la personnalité d’un auteur jouent un rôle considérable dans la détermination d’un style, le choix d’un sujet original ou la façon de capter et monter des images.
Bien sûr. Tout cela fait partie de l’originalité que l’auteur confère à l’histoire. J’essaye simplement d’aider les auteurs à révéler cette originalité avec autant de puissance dramatique que possible. Cela demande une méthode et un processus solidement établis. Mais sans l’originalité d’une voix et d’une vision du monde, l’histoire est générique et prévisible.
Selon vous, une structure bien pensée permettrait au contenu créatif d’émerger. Ces propos vous situent du côté d’une philosophie de l’art qui considère l’artiste comme un artisan. Votre conception de la création vient d’un parti pris esthétique : le réel est une image précise et organisée, plus intéressante que notre imagination fantasque et anarchique. Seriez-vous d’accord avec ceci ?
Non, cela n’a rien à voir avec le degré de précision du réel, quelle que soit votre définition du réel. Et il ne faut pas non plus choisir d’avoir recours au réel par opposition aux émotions ou à l’imagination ni privilégier un choix plus qu’un autre. Considérer l’artiste comme un artisan revient à penser qu’un artiste porte en soi une vision du monde sur les comportements humains et qu’il l’exprime grâce à des techniques narratives. Parmi ces techniques, on compte aussi bien l’agencement d’actions que le recours à l’imagination pour susciter des émotions et révéler au public les possibilités profondes qui résident en nous-mêmes et dans le monde. L’artiste-artisan s’oppose à l’ancienne conception romantique selon laquelle l’art provient d’une intervention divine que l’artiste se contente simplement de traduire. La technique seule ne garantit pas l’art. Mais c’est un fondement dont l’art ne peut se passer.
Votre méthode est axée sur la construction de l’histoire que vous dites organique plutôt que mécanique. Vos propos peuvent faire écho à ceux du philosophe Alain (dans « Système des beaux-arts ») expliquant qu’un élan fondé sur la seule imagination ne produit qu’une réponse mécanique. Si on interprète ces propos, il s’agit de dire qu’une production est mécanique dès lors qu’elle juxtapose obsessions personnelles, émotions, et idées vagues sans rapport entre elles. Pourriez-vous préciser ce que vous appelez déploiement organique de l’histoire et en quoi votre méthode ne conduit pas à une mécanisation de la création ?
La narration mécanique, tout spécialement dans l’écriture scénaristique, se produit quand l’écrivain impose un modèle venu de l’extérieur, fixe, générique et prévisible à l’histoire. Certaines actions et certains évènements sont supposés intervenir au bout d’un certain nombre de pages. Il en résulte des histoires qui se ressemblent et ne disent rien de la vraie complexité des êtres humains. Ma méthode et mes techniques sont faites pour aider l’auteur à créer une histoire organique qui soit originale, composée de personnages uniques et complexes. Le livre est plein de ces techniques mais la chose capitale est de comprendre que l’intrigue émerge des personnages. L’écrivain crée un héros unique, avec ses défauts, tant psychologiques que moraux, puis il traque l’évolution de ce personnage ou son incapacité à évoluer tout en ayant à combattre un adversaire pour atteindre un seul but (l’intrigue). Au lieu d’utiliser une approche mécanique et extérieure, l’écrivain utilise ainsi une approche organique et intérieure. Les résultats de l’approche organique sont bien supérieurs.
En encourageant les auteurs à se fonder sur une matière précise et méthodiquement élaborée (une idée ou un évènement déterminé) encouragez-vous l’auteur à s’éloigner de soi (ses passions) pour aller vers l’histoire (et même vers le réel) ?
Encore une fois, je ne partage pas vos bonds dans la logique ni la distinction que vous faites entre d’un côté un matériau spécifique et de l’autre, l’ego et l’imagination, sans même parler du fait que le terme d’ego est bien vaste. Je ne sais pas ce qu’il signifie. Ce que vous suggérez ne concerne pas le travail d’écriture ni la façon dont j’encourage les auteurs. Un auteur débute son travail par une idée d’histoire. Un bon écrivain débutera en explorant ce que son idée d’histoire a d’unique et comment il/elle peut se passionner pour cette idée. C’est cela qui rend l’histoire personnelle, originale et émotionnelle. Dès lors, l’écrivain applique une série de techniques pour développer le cœur de cette idée dans un scénario complet ou un roman. Ces techniques stimulent un remue-méninge créatif – qui concentre l’imagination – et des techniques structurelles qui donnent une forme à l’histoire. Ces techniques sont toujours promptes à produire des actions et des évènements spécifiques tout comme des personnages rivaux dans la poursuite de leur but. Dès lors, écrire ne consiste pas à choisir un matériau précis plutôt que l’ego et l’imagination. Cela mobilise toutes les facultés de l’esprit et du cœur pour créer, grâce aux techniques artisanales, une histoire organique qui bouleverse le public.
Ne pourrait-on pas craindre que le réalisme ou la formalisation de la démarche artistique n’abolisse l’absurde, l’incohérence ou le surréalisme ?
Bien entendu, un excès de formalisme et de réalisme peut supprimer l’absurdité, l’incohérence et le surréalisme. Mais je ne demande pas de formalisme ou de réalisme en excès. Je parle davantage de l’importance et de la valeur des formes et des éléments qui permettent de structurer une histoire, parce que c’est grâce à eux que l’histoire est exprimée par l’auteur et reçue par le public. Je mets aussi l’accent sur les torsions, les bouleversements et l’invention de formes d’écriture qui permettent à l’écrivain de créer quelque chose de frais et d’original. Quant au réalisme, je ne l’ai jamais exigé, quel que soit le type d’histoire. J’exhorte les écrivains à relater en toute vérité les complexités des êtres humains, ce qui implique souvent de l’absurdité et peut nécessiter un recours aux méthodes et techniques du surréalisme. Et ce n’est pas une contradiction dans les termes. C’est aussi la raison pour laquelle je ne lie pas l’absurde et le surréalisme avec l’incohérence. L’absurde et le surréalisme ne sont pas dépourvus de sens. Ils signifient seulement d’une façon différente et plus surprenante.
Un scénario se doit d’être rythmé et dynamique tandis que le héros cherche à réaliser son désir. N’est-ce pas là une conception contemporaine qui tient compte de l’accélération de nos rythmes de vie ? Est-ce un défaut, pour un film, d’être lent ou contemplatif ?
Ce n’est pas une faiblesse pour un film d’être lent, à moins que vous, écrivain, souhaitiez qu’il aille vite. C’est une erreur commune de penser que le désir du héros signifie automatiquement un désir rapidement accompli. Habituellement, cette idée nous vient des films hollywoodiens que nous regardons, et qui mettent toujours en scène un héros qui poursuit son but avec une vitesse extrême. Mais cela s’explique par le fait que les films hollywoodiens se veulent populaires, rentables, et le seul élément important pour de tels films, quel qu’en soit le genre, c’est que le héros poursuive un désir intense avec le maximum de rapidité. Mais le désir est essentiel pour raconter une histoire, et pas seulement dans les films populaires. Parce que le désir est l’épine dorsale d’une histoire. Il fournit la piste qui permet à l’histoire d’avancer. Une histoire est une séquence d’évènements dans laquelle deux ou trois personnages s’affrontent dans la poursuite d’un but. Ils peuvent s’opposer rapidement ou plus lentement et avec plus de contemplation.
Vous insistez sur l’idée qu’un personnage subira une involution de son sens moral : soit il se révèle meilleur qu’il ne l’était soit au contraire empire en son état. Nous observons parfois des personnages statiques. Prenons un film comme « Love Streams » de Cassavetes : les deux personnages principaux n’ont pas l’air de poser de véritables choix dans leur vie. Ils restent dans une atmosphère décadente. Est-il nécessaire pour un personnage d’évoluer ?
Je n’insiste pas réellement sur l’évolution morale d’un personnage. Aussi, il n’est pas nécessaire qu’il change. Voilà le point sur lequel j’insiste : le procédé qui permet de créer des histoires circonstanciées. Ce qui est le plus important, c’est de développer l’évolution d’un personnage tout en travaillant sur l’intrigue. Le plus important est l’évolution d’un personnage tout en travaillant sur l’intrigue. La tâche d’un écrivain est de montrer comment un personnage change au travers de son expérience ou pourquoi il est incapable de changer. Anthony Chekhov maîtrisait parfaitement cette seconde approche (Love streams est aussi un exemple). Ce n’est pas parce qu’il ne pouvait montrer ses personnages en train de changer, c’est qu’il souhaitait volontairement exposer l’inertie et les fausses idées traditionnelles avec lesquelles ses personnages vivaient et qui les empêchaient de grandir ou d’apprendre. C’est seulement une stratégie différente pour montrer au public comment vivre.
Selon vous, le personnage doit traverser une évolution signifiante au fil de l’histoire. Ce changement se concrétise généralement dans un choix existentiel et une révélation personnelle. Afin de créer une tension dans l’histoire, l’auteur doit dessiner une alternative entre deux voies qui sont soit positives ou bien qui permettent d’éviter une situation négative. Mais ne pourrait-on pas dire qu’il y a parfois des mauvais choix ou des choix entre une voie négative et une voie positive ? Les histoires d’amour nous racontent souvent ce genre de situations : quantité d’individus choisissent la fuite plutôt que de vivre un amour. « La Bonne année » de Claude Lelouch raconte la rencontre entre un braqueur (incarné par Lino Ventura) qui se prépare à commettre un hold-up dans une bijouterie cannoise alors qu’il rencontre une antiquaire dont le magasin se situe juste à côté de la bijouterie. Au lieu d’abandonner son projet pour vivre avec la femme qu’il aime, il ira jusqu’au bout de son projet courant le risque de la perdre et d’aller en prison.
Je crois que vous confondez le choix moral final du héros et les choix du héros au début et au milieu de l’histoire. Dans les histoires, quand on donne au héros un défaut aussi bien moral que psychologique au début, il opte pour un certain nombre d’actions immorales et prend de mauvaises décisions afin d’atteindre son but. Son but peut être valable ou ne pas l’être, mais indépendamment de cela, les moyens qu’il utilise sont fallacieux. Donc dans la plupart des histoires, le personnage est dans l’erreur et moralement parlant, sur le déclin. Dans la grande majorité des histoires, le héros, vers la fin, a une révélation personnelle concernant ses erreurs. Dès lors, grâce à l’action, il prend une décision morale qui montre au public ce qu’il a appris et ce qu’il est devenu. Dans les bonnes histoires cette décision finale ne sera pas un choix simple et évident entre le bien et le mal. Il n’y a là aucun choix. Un bon écrivain montrera que deux types d’action ont des effets bénéfiques, mais qu’un seul sera plus approprié pour ce personnage en particulier. Cependant, chacun d’eux aura une vraie valeur. La tragique histoire d’amour Camille en est un exemple. Marguerite doit choisir entre son amour pour Armand – une voie positive – et sacrifier son amour pour qu’il puisse avoir une carrière réussie – ce qui est aussi une voie positive. Mais bien sûr, dans les deux cas, le choix a de lourdes conséquences. Si le personnage a une révélation personnelle négative ou prend la mauvaise décision à la fin, le héros chute et l’histoire est une tragédie.
Finalement, lorsque l’on vous lit, on a l’impression qu’écrire une histoire n’est pas une chose innocente ou neutre. L’auteur offre au public une façon de vivre (grâce à une structure narrative, des valeurs sont mises en lumière), et plus encore, une quête existentielle. D’après vous, écrire une intrigue, c’est rejoindre une vérité morale ? Pourrions-nous dessiner une pluralité de visions ?
Si le processus d’écriture est censé produire quelque chose de valable, alors je crois qu’il requiert une quête existentielle et qu’il implique de faire en sorte que la façon de vivre soit la grande affaire. Cela peut simplement consister en la découverte d’une vérité psychologique. Mais je pense que les histoires les plus profondes ne s’arrêtent pas là et expriment également une vérité morale. Mais cela ne veut pas dire qu’il s’agisse d’une vérité isolée ou d’une déclaration moralisatrice. C’est même le contraire. La méthode dialectique du drame a tendance à pousser les écrivains vers une vérité unique à la façon dont deux partis se disputent, de sorte que le meilleur triomphe. Mais les meilleurs histoires montrent une pluralité de vues, et soulignent que chacun a ses forces et ses faiblesses, ses avantages et ses inconvénients.
Pensez-vous que votre conception du processus d’écriture et de l’élaboration d’une histoire sont influencés par votre réflexion philosophique sur la vie et le destin, et même par certains livres philosophiques ?
Mon idée de l’écriture d’une histoire se fonde sur le temps passé à vivre ma propre histoire, à pratiquer la technique d’écriture d’une histoire, et à voir des milliers d’histoires à travers un prisme à la fois personnel et philosophique. Elle s’appuie aussi sur des philosophies du processus allant de la Métaphysique d’Aristote et de sa Poétique, en passant par La phénoménologie de l’esprit de Hegel, La Généalogie de la morale de Nietzsche jusqu’à Etre et temps de Heidegger. Ce qui est de la plus grande importance, c’est qu’elle repose sur ma propre philosophie du changement.
Entretien réalisé par Sophie Galabru
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