Entretien avec Jacques Flament, éditeur, Par Laurent Herrou
« La différence en toute indépendance », annonce le site de Jacques Flament Editions (JFE), aujourd’hui rebaptisées Jacques Flament Alternative Editoriale. Revenir sur un parcours de huit années, engagé, littéraire et latéraldans le sens où l’éditeur, de nationalité belge mais installé en France, a choisi dès le départ un système économique différent de celui des « grandes maisons » pour donner une chance à sa structure de survivre face aux exigences sans cesse plus sévères du marché du livre.
Laurent Herrou : « Jacques Flament Editions » est né en 2010. Vous avez édité – ce sont vos chiffres – plus de 350 titres et 160 auteurs en huit ans en vous positionnant « en marge de la filière classique traditionnelle ». Notamment en privilégiant un « système atypique d’autodiffusion », soit : ventes via le site internet et achats fermes (un système que, par exemple, les grandes enseignes culturelles refusent presque unanimement aujourd’hui) chez les libraires partenaires. Quel bilan tirez-vous de ce choix éditorial et de diffusion après huit ans d’activité ?
Jacques Flament : Petite maison d’édition veut dire généralement faibles tirages (pour une gestion des risques mesurée), ce qui implique des coûts de revient (frais d’impression, transport, frais divers incompressibles) élevés par rapport au prix de vente. Il est dès lors inenvisageable de passer par un diffuseur/distributeur (entre 55 et 60% du prix d’un livre), la maison serait quasiment perdante (voire définitivement perdante sur certains ouvrages) avant de commencer. Dès lors, la solution qui s’offre à nous est de travailler en direct (ou en filière courte pour reprendre une expression employée en production agricole) avec les libraires (qui acceptent de travailler avec nous avec une remise plafonnée à 25%) ou les acheteurs potentiels via notre site et Amazon (incontournable malgré ses contraintes coûteuses). Une façon de travailler qui est donc rigoureuse et la seule pour pouvoir se sortir honorablement d’un système qui se mord la queue et où seuls les gros éditeurs sont présents en librairie (grâce aux offices) et donc visibles pour le grand public. Si on ajoute que les grands médias ne parlent que des livres qui sont distribués (ce qui par respect pour leurs lecteurs et auditeurs est concevable), vous comprendrez qu’il est très difficile d’exister autrement que de façon confidentielle quand on pratique ce métier de façon indépendante. D’où la disparition progressive des petites maisons qui ne peuvent que survivre de façon éphémère dans cette jungle, à moins d’assumer cette confidentialité subie malgré leurs efforts. En réalité, hormis la présence en points de ventes (il en existe une autre sur les réseaux), la difficulté repose surtout sur une visibilité à acquérir à la sortie de chaque livre. En cause, l’offre pléthorique permanente (plus de 50.000 livres sortent chaque année, dont ± 10.000 autoédités). La Toile aplanissant tout (les livres de qualité et les autres dont les règles de l’art sont souvent bafouées), difficile d’y distinguer le grain de l’ivraie, et un nivellement par le bas inévitable se produit qui pénalise ceux qui font de l’édition dans les règles de l’art et se retrouvent noyés dans un magma littéraire parfois indigeste. Le bilan est donc très mitigé : une certaine fierté d’avoir pu donner naissance à des livres (350) de qualité, sur le fond et la forme, et une impuissance à les faire exister comme ils le mériteraient.
Votre catalogue explore toutes les facettes de l’édition : littérature, essais, nouvelles, poésie, mais aussi livres d’artistes, collectifs, ouvrages ludiques (je pense à vos « Carrés Poétiques » notamment, qui réunissent une activité qui était la vôtre avant JFE, puisque vous êtes un verbicruciste, et créateur de grilles de mots croisés, reconnu en Belgique, et votre passion pour les livres) et supports de communication (cartes postales, par exemple). Quelle était votre volonté en ouvrant de la sorte votre édition aux auteurs et en offrant ainsi un tel panel d’ouvrages à vos lecteurs ?
Au départ, imbus de nos illusions, nous nous voulions généralistes et touche-à-tout, pensant que l’on pouvait, en partant de rien, devenir aussi important qu’une grande maison structurée qui a mis des années à se créer un catalogue diversifié. Bien vite, dans ce métier, on apprend l’humilité ou l’on disparaît, corps et âmes. Dès lors que l’on ne peut s’insérer dans la filière classique (faute de tirages conséquents et donc de visibilité), avec un catalogue classique de livres dans l’air du temps, il faut donc chercher des solutions pour exister. Après huit années de pratique, je me rends compte à quel point il est compliqué de faire émerger un(e) auteur(e) dans un monde où le succès est basé sur la médiatisation qui vous est refusée par la taille de votre structure. Et donc, il faut explorer des chemins de traverse que d’autres n’ont pas encore empruntés. Malheureusement les idées que l’on croit bonnes au départ ne le sont pas toujours. Satisfaction pour les projets collectifs (regroupant chacun de 50 à 100 contributeurs) et échecs, par exemple, avec les rééditions du domaine public (qui n’ont plus aucun intérêt puisque les œuvres sont disponibles gratuitement sur la Toile) ou la cartothèque (mais est-ce vraiment une surprise à l’ère du courriel et de la dématérialisation).
En termes de communication, vous vous passez d’attachés de presse et faites le travail de promotion des livres vous-même, en plus de leur diffusion/distribution – en compagnie de votre épouse qui est à la fois votre assistante et votre comptable. Vous faites également office de graphiste pour les maquettes et les couvertures, et vous passez évidemment par une structure d’impression professionnelle, basée en Bretagne (où vos éditions ont vu le jour ; elles sont aujourd’hui localisées dans les Ardennes françaises). La tentation d’une structure plus importante pour vous seconder – c’est un travail colossal que vous accomplissez – ne vous a-t-elle jamais effleuré ?
Tout est une question de coût ! L’entreprise dans sa version actuelle fait vivre (très chichement) deux personnes grâce à une gestion rigoureuse et une dépense d’énergie insoupçonnable lorsque l’on est extérieur à la structure. Deux personnes totalement polyvalentes, vous l’avez dit (choix des ouvrages à publier, mise en pages, correction, suivi d’impression, promotion, administration, compta, gestion et suivi des envois, relations avec les auteur(e)s), mise à jour du site). C’est la seule façon pour nous de survivre (chichement, je le répète) en travaillant à raison de 60/70 heures par semaine. La solution pour se libérer un tant soit peu de ce travail colossal serait d’opérer un regroupement de quelques petites maisons de la taille de la mienne pour mutualiser quelques postes-clés (qui seraient un plus indéniable pour une telle entreprise) : attachée de presse, agent commercial qui visiterait les bibliothèques, préposé aux réseaux (activité chronophage). Mais envisager seuls un troisième, quatrième ou cinquième salaire dans les conditions actuelles n’est pas possible (trop coûteux). À moins d’une prise de risque démentielle financièrement qui risquerait de nous mettre sur la paille. J’ai déjà fait des appels du pied dans ce sens auprès de petites structures semblables à la mienne, sans succès. Les petites maisons qui veulent garder leur indépendance (et qui y tiennent farouchement) et qui parviennent à survivre sont donc celles qui acceptent beaucoup de sacrifices (je parlerai de sacerdoce, prenant le terme au figuré) ou alors sont tenues par des personnes passionnées qui fonctionnent en association ou qui ont une activité principale à côté de l’édition (qui est alors secondaire). La donne n’est pas la même. Pour eux le but est d’équilibrer ; pour nous, il faut dégager une marge pour survivre.
Aujourd’hui, en 2018, « Jacques Flament Editions » devient « Jacques Flament Alternative Editoriale ». On pourrait se demander le sens que vous donnez profondément à cette évolution, dans la mesure où par définition, JFE était déjà alternatif dans son fonctionnement « loin géographiquement », et on pourrait ajouter : structurellement, « du sérial parisien ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette transformation et ses conséquences pour votre activité ?
Depuis huit ans, je me bats pour faire vivre cette maison, et depuis cinq ans pour ne pas jeter l’éponge, avec de grosses périodes de doutes. Éditer, lorsque l’on est un petit éditeur est un métier ingrat, qui amène beaucoup de déceptions, à la fois pour les auteurs (qui vous voient comme le messie et espèrent illico le succès de leur livre) et pour moi (bien démuni pour faire vivre leurs textes, pourtant de qualité, comme ils le devraient). Vouloir jouer dans la cour des grands quand on est petit, je me répète, vous apprend très vite l’humilité dans le milieu éditorial. Je suis honnête avec mes auteurs, en leur disant bien, au départ, qu’ils doivent avant tout considérer la maison comme un tremplin leur permettant de mettre au monde un livre dans des conditions acceptables plutôt que la solution immédiate (et correctement médiatisée) pour acquérir la notoriété qu’ils espèrent sur-le-champ. La plupart le comprennent mais il n’empêche que les résultats, globalement (heureusement, il y a quelques exceptions) sont décevants. Une seule de mes auteures, Camille Cornu, vient de passer à l’étape supérieure, en publiant à présent chez Flammarion. J’espère y avoir été pour quelque chose et qu’elle s’en souviendra si elle devient un jour célèbre, même si je n’attends rien en retour. Mais le simple fait que son travail soit reconnu me conforte dans mes choix. D’autres mériteraient de suivre le même chemin (Herrou, Emery, Planchon, Callès, Mopty, Waliszek, Hairabedian, Larriveau, Colaux, Bressler, Vassel, Radière, Pascarel, pour ne citer que les auteur(e)s totalement impliqués, investis dans leur travail – que les autres me pardonnent). Une seule solution reste donc viable, après des années à vivoter en tant que défricheur, c’est de jouer à fond la carte de l’alternative en proposant des projets qui sortent de l’ordinaire, et donc susceptibles d’être remarqués et reconnus. Principalement collectifs, ils permettent au plus grand nombre de s’exprimer et ont plus de chance d’exister, chaque contributeur devenant un ambassadeur du projet initié dans son propre réseau. Certes, ce ne sont pas des projets qui seront des best-sellers au sens où l’entendent les médias, mais ils ont au moins trois mérites : donner la parole (ou l’écriture en l’occurrence) à ceux qui n’ont pas toujours la chance de l’avoir, se libérer de toute contrainte et des carcans habituels qui entourent les textes publiés, me procurer un regain de plaisir (que j’avais perdu petit à petit) avec le travail de mise en forme et le suivi d’une multitude de voix (voies) différentes qu’ils me permettent d’entreprendre. Plus que jamais, avec ces projets collectifs, les livres qui en ressortent deviennent des éléments d’une œuvre intégrale qui tient la route par la qualité des auteur(e)s appelé(e)s et dont je suis le chef d’orchestre. Cela ne m’empêche pas de continuer mon travail avec certains des auteurs « historiques » de la maison précités.
Vous êtes sur le point de créer une nouvelle collection, baptisée « Les Revenants ». Vous y tendez la main non seulement à vos auteurs « historiques » mais également aux auteurs des autres maisons, en leur proposant une réédition de leurs ouvrages épuisés. Qui pensez-vous intéresser avec une telle offre ? Qui « rêveriez-vous » d’intéresser avec une telle proposition ? Et quelle plus-value mettriez-vous en avant pour convaincre ces auteurs-là à rejoindre les rangs de « Jacques Flament Alternative Editoriale » ?
Cette nouvelle direction relève d’un constat. Depuis un certain temps, des auteur(e)s me demandent si je ne voudrais pas rééditer leurs livres car ils se retrouvent dans le cas de figure suivant : soit les éditeurs ont disparu (et ils sont nombreux) et leur livre avec eux ; soit les éditeurs initiaux ont décidé de ne pas réassortir l’ouvrage pour diverses raisons, bonnes ou moins bonnes. J’ai toujours refusé jusqu’à présent, faute de temps, mais pourquoi pas me lancer dans cette voie, à présent que j’ai décidé de limiter fortement le nombre de sorties originales. Des textes magnifiques sont plongés dans l’oubli suite aux manquements (volontaires ou non) de leurs initiateurs. Ce qui est évidemment regrettable pour les auteurs qui croyaient fortement en leurs textes (par l’investissement personnel qu’ils y ont mis) et les voient ainsi condamnés à l’oubli. Évidemment, cette opération ne va pas de soi, il faut régler les problèmes de droits, ces textes ayant généralement été soumis à un contrat d’édition, mais dès lors qu’ils retrouvent leur liberté, je me propose de leur redonner une nouvelle chance avec une gestion des risques partagée entre l’auteur et la maison. Une nouvelle voie différente donc, inédite, pleine de sens, respectueuse du travail des auteur(e)s, alternative à cette nouvelle tendance qui fait des auteur(e)s des produits jetables quand leur succès ne répond pas aux attentes.
Celles ou ceux qui se sentiraient concernés par cette nouvelle aventure (en quelque sorte une résurrection de leur livre) peuvent nous contacter via l’adresse contact du site (jacquesflamenteditions@gmail.com).
Laurent Herrou
Jacques Flament : Mens sana in corpore sano.Adolescence, études initiales et début de la vie active en filière sportive avant de basculer radicalement dans les arcanes de l’esprit suite à un accident de la vie. Autodidacte, puis reprise d’études en arts plastiques (Paris VIII). Première vie d’éditeur (presse) en Belgique dans les années 80 avec création de divers magazines culturels avant l’exil (volontaire) en France en 1994. Agence de presse de jeux de l’esprit durant 25 années (1985-2010). Deuxième vie d’éditeur en 2010 avec la création de Jacques Flament Editions. Rêve de trouver un lieu d’accueil suffisamment conséquent pour mettre en place des projets transmédias (édition, résidences, ateliers, art vivant, expos).
Laurent Herrou écrit et publie depuis 2000. Reconnu dans le domaine de l’autofiction (Les enjeux de la chair dans l’écriture autofictionnelle, EME Editions, 2017, Louvain-La-Neuve), son travail interroge tout autant le quotidien que le geste d’écrire lui-même, ses rites, sa nécessité, son impératif. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres et vit à Bruxelles.
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