Entrées libres, Nouvelles, Philippe Delerm (par Sandrine Ferron-Veillard)
Entrées libres, Nouvelles, avril 2018, 121 pages, 7,90 €
Edition: Les éditions du Rocher
Trois nouvelles rééditées.
Les Entrées libres sont plurielles, un clin d’œil culturel ou tout l’art de se renouveler. Cette joie minuscule d’exhumer l’existant, la pépite archéologique oubliée, remontée des profondeurs qui, désormais exposée, s’invente.
Philippe Delerm. Aimer ces infiltrations sensorielles, ses pointillismes, sa pâte d’aquarelliste ou cette manière discrète, voire « diluée » de raconter les/des histoires. Première nouvelle. L’Envol. Delmas est un homme quelconque, un homme vu de loin. Delmas est un homme exquis, une fois installé dans un musée. Posé au bord pour n’y contempler que la beauté. Le vide. Au bord du vide, le vide permet l’extase. Placé devant un tableau, être au bord des larmes, avoir le désir insondable d’y sombrer. Aller au-delà du motif, se laisser pénétrer par la fibre, noyer par la couleur, absorber par la texture.
Puis ?
Lacérer la toile pour mieux se persuader de son existence. Et de sa folie.
L’envol. Ne s’attacher qu’à cela. Voir et se mouvoir. Le ciel n’est plus le support privilégié de l’envol. Pesanteur niée, divinités écartées, Delmas oscille. Entre échappatoire et immersion. Delmas recrée, à l’extérieur, à l’intérieur, qu’importe les frontières, il amplifie le cadre. Seuls prévalent les contours du vide. Vide, comme un mot qui s’écrit cent fois, mille fois, comme un refrain, le nombre de fois où le mot viderevient dans le texte. À l’extérieur, à l’intérieur. Les poids s’annulent, ils se dissolvent.
« Chaque tableau venait à lui dans une amicale évidence. Il n’avait pas été surpris par les poissons volant dans l’air, par les oiseaux nageant dans l’eau. Nager dans le vert pâle de l’espace, c’était bien plus doux que de voler ; pas de vertige et pas de solitude – seulement le plaisir, seulement la liberté. Voler dans l’eau, sous la caresse d’algues de velours, habiter d’une coulée si longue l’envers du monde.
L’envers du monde ?
Montauban. Ville-monde, ville-brique. Une ingression. Chaque brique comme autant de mondes à peindre ou à maintenir. Les marronniers par exemple, les cimes rassurantes sur la promenade des lices, un léger mouvement de danse là-haut, le froissement et l’odeur, une note verte, une note boisée, une note de poussière, un brin de vent presque toujours. En bas, les amateurs de pétanque, les restes du marché, des voitures mal garées. Des conversations. Les terrasses des cafés quadrillées de parasols rouges et de chaises en plastique vertes, l’investissement sans doute d’un fournisseur de bière.
Il y aurait un parfum de distillation, de vase et de rivière-fleuve, un peu plus bas, là sous le pont-brique, une terre rouge, des maisons rouges, des géraniums rouges et des fenêtres fermées. Le musée de la ville. Delmas bascule dans l’œuvre du peintre Folon exposé ici, pour combien de temps encore, pour toujours sans doute, il plonge au-delà des formes, des commentaires, des structures. Il poursuit, il recommence. L’eau circule entre les racines, entre les pierres elle seule avance, elle pousse la terre, emporte le bleu, emporte le vert, supporte le vent. Sauter dans le vide. Sauter avec pour filet l’amour ou la mort. Aimer ou mourir et se soustraire à la gravité. La nouvelle est courte, la vie de Delmas tout autant. Il n’a plus peur de décrocher, de rebondir, de renaître librement.
La seconde nouvelle. Quiproquo.Répéter en boucle le mot quiproquo, cent fois, mille fois, aller de plus en plus vite, de plus en plus loin et voir surgir la chute. À quel moment la musique va opérer.
« Mais peu à peu c’est la brique qui s’imposait, une brique rose orangé dans le soleil fléchissant. J’avais en moi cette brique du Nord qui s’attache si bien les soirs à la bière, les petits matins de pluie et de mélancolie. Ici la brique était tout autre chose, une aquarelle patinée par la douceur du temps ».
La première nouvelle glisse sur la seconde. La même affection pour le Midi, de la Garonne au Tarn, la même main amoureuse de son passage. De son plaisir découle le nôtre. Le vœu d’agrandir les espaces ou de s’en affranchir. Philippe Delerm a l’humour subtil, le sourire silencieux. En suspens. Le temps ?
Il s’en moque. Il se régale et c’est heureux. Son usage d’adjectifs, comme autant de lampions accrochés aux branches dévouées des marronniers, celles qui sont plus basses, celles qui éraflent les toiles des parasols rouges ou dessinent sur eux des ombres interdites.
« Ici, le ciel au-dessus des tuiles canal s’annonçait déjà bleu pâle, et j’aimais bien cette harmonie de rouille et de bleu dans la fraîcheur, le roucoulement satisfait des tourterelles. Dans ce pays, chaque heure semblait proposer ainsi une chance de dégustation presque infinie, et je sentais combien tout cela s’accordait à un tempérament profond que je portais en moi sans avoir jamais pu le révéler tout à fait ».
Quiproquo est un théâtre, est une vacance, une douceur de vivre. Un indice ou un prétexte. Ici les tuiles sont des canaux, les tourterelles des comédiennes, les couleurs sont des fruits d’été dans une corbeille. On se laisserait guider par les gestes d’un être admiré, une enfance retrouvée en suçant le pistil d’une pâquerette, une signature olfactive, une mélodie tout simplement. S’installer en cet endroit de la France, comme ça, du jour au lendemain, parce qu’on y serait arrivé un peu par hasard, parce qu’on y est si bien accueilli.
Par hasard ?
Oui, décider de ne plus repartir. Faire partie du clan, mettre « la main à la pâte », être accepté surtout. Ne plus réfléchir à l’après. Parce qu’il n’y a pas d’après.
Panier de fruits, le troisième texte, est assurément drôle. Le bonheur d’une résurgence.
C’est peut-être cela qui fonctionne si bien chez Philippe Delerm. La simplicité. La permanence et sa sécurité. Ce que les mots en s’imbriquant savent nécessairement offrir.
Sandrine Ferron-Veillard
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