Entre père et fils. Lettres de famille, V. S. Naipaul
Entre père et fils. Lettres de famille, traduit de l’anglais Suzanne Mayoux, novembre 2012, 486 p. 22,90 €
Ecrivain(s): V. S. Naipaul Edition: Grasset
« L’homme ne s’improvise pas », a dit Ernest Renan ; un grand écrivain certainement encore moins si l’on peut dire. C’est ce que démontre Entre père et fils, le recueil des lettres que V. S. Naipaul a échangées avec son père (et sa sœur aînée) essentiellement entre 1950 et 1953. Ces trois années sont à la fois les dernières de la vie du père et celles qu’a passées à Oxford le futur prix Nobel de littérature. On frémit presque à l’idée que ces lettres, au dire de Naipaul lui-même dans la préface, auraient pu être égarées au cours des multiples déménagements dus aux conditions de vie longtemps précaires des correspondants. C’est que, par la qualité d’écriture, des sentiments et des informations qu’elles présentent, ces lettres complètent d’une manière nécessaire toute l’œuvre de V. S. Naipaul. Ces écrits d’un père qui meurt à moins de cinquante ans et d’un fils qui a autour de vingt ans évacuent les malentendus tenaces et même les détestations que valent à l’écrivain tout à la fois d’indéniables provocations de sa part et le malaise que suscite son regard fermement critique. Ils sont publiés à propos (par son agent littéraire), en fin de carrière, comme une conclusion qui rappelle qu’une promesse a été magnifiquement tenue.
En août 1950, V. S. Naipaul, âgé de dix-huit ans, boursier du gouvernement de Trinidad and Tobago, part pour Oxford en Angleterre étudier l’anglais. Sa sœur aînée Kamla, un an plus tôt, a reçu également une bourse pour aller faire des études à Bénarès en Inde. Leur père, très modeste journaliste et écrivain velléitaire, se débat dans toutes sortes de difficultés matérielles, étouffé par la riche et arrogante famille de son épouse qui le prend de haut et ses sept enfants (deux garçons et cinq filles). Le départ pour des études supérieures à l’étranger de ses deux aînés est un motif de contentement quotidien pour lui et surtout la promesse d’une vie meilleure pour la famille accablée de dettes. Cet homme, qui porte le prénom de Seepersad (deuxième prénom de V. S. Naipaul lui-même), est au centre de cette correspondance. Son fils, étudiant à Oxford, est un être doué et précoce. Il sera un écrivain important ; le père n’en doute pas une seconde. Il l’écrit au fils, le lui répète sur le ton de l’évidence. C’est le père qui, par ses incitations, ses demandes de nouvelles quasi hebdomadaires, crée en quelque sorte cette correspondance que nous lisons. En tête des lettres qu’il envoie à son fils et à sa fille, il écrit : « Chez nous ». Le fils répond « Cher tous » et conclut par « Votre fils et frère qui vous aime ». Seepersad, le père, se soucie d’avoir du respect pour ses enfants. Quand il fait part à l’un des préoccupations que lui cause tel comportement de l’autre, il s’inquiète que l’intéressé en soit informé ou vexé. Il encourage, il conseille. « Maintiens ton axe ! », insiste-t-il auprès de son fils. « N’aie pas peur d’être voué à l’art littéraire. D. H. Lawrence le fut de part en part ; et, en tout cas pour le moment, tu devrais penser comme lui ». Il est si convaincu du destin d’écrivain de son fils qu’il lui écrit, alors même que les soucis d’argent sont obsédants et permanents :
« Lorsque tes études à l’université seront achevées, tant mieux si tu décroches un bon poste ; sinon, tu n’auras pas à te tourmenter le moins du monde. Tu rentreras chez nous – et te consacreras à ce dont je rêve à présent : écrire ; et lire et faire ce que tu aimes faire. Voilà de quelle manière je veux t’aider ».
Ces sentiments, ces pensées sont d’un homme dont tous les frères sont des ouvriers payés à la journée, d’un homme qui doit à la charité méprisante de ses beaux-parents de pouvoir loger sa propre famille… Dans Prologue à une autobiographie (publié chez Albin Michel avec un autre texte sous le titre de Sacrifices), Naipaul a essayé de reconstituer les origines de ce père. Une fille-mère qui fuit l’opprobre d’un village de l’Inde autour de 1880 pour une autre des colonies britanniques – Trinidad –, un grand-père qui meurt tôt, le père, benjamin d’une série d’enfants qu’on décide miraculeusement d’envoyer à l’école en lui assignant une vocation de pandit (sage et érudit brahmane). « Comment mon père, issu d’un tel milieu, lui-même assez peu instruit, parlant un anglais assez sommaire, et vivant dans une petite colonie agricole où écrire n’est pas un métier, comment a-t-il pu être pris de l’ambition d’être écrivain ? » s’interroge Naipaul avec perplexité.
Un destin comme celui de V. S. Naipaul, d’une maison populeuse de Trinidad dans laquelle les enfants (des dizaines de cousins), chaque nuit, dorment où ils peuvent, à Oxford puis à l’anoblissement par la reine d’Angleterre et enfin à la réception du Nobel en 2001, un tel destin ne s’improvise pas. C’est une combinaison d’éléments précis, l’idée, même timide ou fruste, qu’existe une condition de lettré (pandit), le fort sentiment d’une vocation, la fermeté de caractère indispensable, cette ambivalence de la colonisation européenne qui, tout à la fois, asservit et émancipe, enferme et ouvre l’horizon…
Il est difficile de bien présenter ces lettres et d’en dire toute la richesse ; ce qu’elles expriment de la précocité d’intelligence et de caractère de Naipaul en particulier. Cet ouvrage, édité avec une admirable clarté, est un roman passionnant de bout en bout. Il dit le creuset des obsessions de Naipaul. Le jeune Naipaul a très vite expérimenté qu’il faut disposer d’une société organisée quand on a du talent, que des conditions de vie étriquées décuplent la friponnerie et la mesquinerie humaines (la correspondance est aussi la chronique d’une haine familiale tenace entre des cousins et des parents par alliance). Au fondement de tout cela, la chance qu’il a d’être pourvu d’une extraordinaire lucidité. A dix-sept ans (septembre 1949), il écrit à sa sœur (citons le passage en entier) :
« A lire l’autobiographie de Nehru, il me semble que le Premier ministre est un manipulateur exceptionnel, utilisant sa vertu comme arme de pouvoir. J’ai cependant la conviction que ce n’est pas infondé. Même si Huxley a dégénéré ces derniers temps, atteint d’un mal invalidant mais amplement approuvé par les intellectuels – le mysticisme –, ce qu’il disait de l’Inde voilà une vingtaine d’années dans son autobiographie reste vrai. Il disait que c’était la sous-alimentation qui produisait les ascètes et les gens passant tout leur temps en méditation. Tu vas te trouver au cœur de cette loufoquerie ».
Sa fermeté de caractère et d’esprit ne fait jamais défaut. Il encaisse un échec amoureux (malgré sa bonne volonté, ce n’est pas un grand séducteur) en reconnaissant la beauté de la lettre de rupture, et commente, parlant du rival qui lui a été préféré : « Je pense que l’autre type est un meilleur poète ». Observons dans cet exemple l’autre grande qualité de Naipaul : l’orgueil. Le mot approprié n’est peut-être pas celui-là. Disons, ce sentiment, idéalement couvé par le père peut-être sans le faire exprès, d’une qualité extraordinaire de soi. Il fait escale à New York sur le chemin de l’Angleterre :
« J’ai pris un taxi, me suis fait l’effet d’un lord quand le portier noir de l’hôtel a porté mes bagages à l’intérieur, m’appelant “sir” tous les trois mots. Ça m’a coupé le souffle. J’étais libre et honoré. J’ai ressenti un bonheur profond. La liberté et le désir assouvi, c’est quelque chose de sublime ».
Il faut remarquer le sentiment, chez un jeune homme de dix-huit ans issu des colonies, d’avoir droit au respect. C’est sans doute ce sens aigu de soi qui explique la forte dépression qui le terrasse presque au milieu de son séjour à Oxford lorsque s’accumulent les soucis et les tracasseries de toutes sortes.
Ajoutons avant de terminer que cet homme qui toujours refuse aux opprimés de s’apitoyer sur eux-mêmes, qui paraît à tous si dépourvu d’indulgence, devait parfois rogner sur sa bourse d’étudiant pour venir en aide à sa famille (« Fin décembre, je vous enverrai un tout petit peu d’argent – 5 £ – et j’espère que cela pourra au moins contribuer à votre célébration du Nouvel An »), qu’il a été laveur de vaisselle dans un hôpital, ouvrier dans une exploitation agricole, vendeur d’encyclopédies médicales ; et qu’il a intitulé un de ses ouvrages autobiographiques A Way in the World…
Théo Ananissoh
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