Entre les jambes, Huriya (par Patryck Froissart)
Entre les jambes, Huriya, Editions Le nouvel Attila, avril 2021, 350 pages, 20 €
Ce roman puissamment provocateur, pour une bonne part autobiographique, écrit par l’écrivaine franco-marocaine Huriya, a pour thèmes la confrontation des cultures au sein d’un couple mixte et l’hypocrisie à laquelle peuvent être contraints les individus nés et évoluant au sein d’une société qui les soumet à des règles de vie morales et sociales omni oppressantes. Le personnage principal et narrateur à la première personne se raconte depuis le jour où sa mère, ayant décidé que la présence embarrassante, inconvenante à ses côtés, de cet enfant sans père, de ce « bâtard » non voulu, l’empêche de vivre pleinement sa vie de femme célibataire libérée, voire libertine, l’abandonne sans préavis chez ses propres parents, un couple mixte franco-marocain résidant à Marrakech.
Je crie en direction de ma mère :
« Maman, ne me laisse pas !
– Ne m’appelle pas maman. Je ne suis pas ta mère ».
Tu as raison. Tu ne m’as jamais donné l’occasion d’être ton enfant. Tu n’as jamais eu l’occasion, non plus, d’être une mère.
Grand-mère vient de mettre maman à la porte. Elle me fait avancer et, derrière moi, elle jette une poignée de sel, comme le veut la tradition […], pour éloigner les mauvais esprits et conjurer le sort.
Sa grand-mère, Lalla Salma, berbère arabisée, qui soutire sans vergogne un maximum d’argent à un mari qui n’a plus d’époux que le titre civil, rebaptise l’enfant « Moulay Saïd » et le fait passer, pour la bienséance, auprès de ses voisines, ce cercle toujours prêt à se transformer en tribunal public, et de l’ensemble de ses relations, pour le fils d’un frère imaginaire qu’elle présente comme récemment décédé. Car pour Lalla Salma, il est primordial de paraître.
Même si elle est mariée à un Français, les voisines ne peuvent rien lui reprocher. Elle est une bonne musulmane. Du moins c’est ce qu’elle prétend ; comme ça, en apparence. Elle récite sa profession de foi plusieurs fois par jour. Elle fait ses prières. Le vendredi, c’est une des premières à la mosquée. Elle fait la zakat […] Elle fait le jeûne du mois de ramadan. Il ne lui manque plus que le pèlerinage à La Mecque, prévu pour bientôt…
Moulay Saïd grandit entre cette grand-mère qui s’acharne à faire de lui un « vrai » musulman en l’envoyant à l’école coranique, et son grand-père français, ancien militaire, alcoolique, athée, féru de littérature, réfugié en permanence dans son impressionnante bibliothèque bondée de classiques en éditions rares, qui lui fait lire en cachette Baudelaire, Flaubert, Proust et l’inscrit, dès qu’il a l’âge d’être scolarisé, à l’école française de Marrakech.
En attendant, elle m’oblige à faire mes prières […]. Elle ne me quitte pas des yeux […]. Je prends les mêmes postures qu’elle […]. Je fais semblant de murmurer aussi. Seulement, moi, je ne psalmodie pas la même chose qu’elle […]. Et je récite dans ma tête Les Fleurs du mal en arabe. Grand-mère dit « Allah Akbar ». Moi je dis :
« Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ».
Personnage secondaire mais jouant un rôle important tantôt au vu tantôt à l’insu de chacun, tour à tour, de ces trois protagonistes : Aïcha, la jolie jeune bonne à tout faire, à la peau brune, qui, maltraitée, méprisée, humiliée par la maîtresse de maison, trouve un réconfort clandestin dans une relation de plus en plus trouble avec le « Francaoui ».
Les scènes s’enchaînent, en huis clos pour la plupart, tantôt cocasses, tantôt sombres, tantôt scabreuses, tantôt sinistres, dans un contexte global de confrontation conjugale, de divergence culturelle, de faux-semblants. Le personnage de la grand-mère, hypocrite, volubile, vénale, infidèle, acariâtre, despotique, obsédée par le paraître, contraste violemment avec celui du grand-père, discret, taiseux, attentionné, refusant le paraître au profit de l’être, faisant le dos rond devant les caprices, volontés, insultes et spoliations financières de Lalla Salma par souci de préserver sa tranquillité de lecteur érudit et de penseur philosophe retiré du monde.
Ainsi croît et s’élève Moulay Saïd, qui, démêlant peu à peu l’écheveau de contradictions, de morales opposées, d’intrigues domestiques souvent sordides dans lequel l’enchevêtrent les trois adultes, et qui, dépassant peu à peu la condition de garçon que sa grand-mère l’a contraint à affirmer devant le monde bien qu’il soit né intersexué, effectue peu à peu ses choix, se détermine, se construit, et, au sortir de l’adolescence, études achevées, part pour Paris où, devenu Huriya par intervention chirurgicale, il/elle fait profession de libraire, en couple avec Myriam… ce qui constitue la deuxième partie du roman, dans une ambiance apaisée, pour une autre histoire, une fort belle autre histoire.
Le registre de langue, jamais vulgaire, est d’une plaisante crudité. L’humour dont témoigne l’auteure tempère souvent sa vision d’une société excessivement contraignante dont elle dénonce le recours quotidien au mensonge et à la duplicité.
On adhère.
Patryck Froissart
Huriya est née et a grandi à Marrakech. A dix-sept ans, elle quitte le Maroc pour la France, où elle entreprend des études de philosophie. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans sur la pauvreté, la banlieue et les migrations, publiés sous pseudonyme. Elle a aujourd’hui deux passeports, deux identités, et deux pays, puisqu’elle partage son temps entre le Maroc et la France.
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