Entre ciel et terre, Jon Kalman Stefansson
Entre ciel et terre. 2010. 21 €. Traduit de l'islandais par Eric Boury
Ecrivain(s): Jon Kalman Stefansson Edition: GallimardNe vous fiez pas à son titre un peu bateau : Entre ciel et terre est une merveille.
L’une des toutes premières phrases du livre donne le ton : « C’était en ces années où, probablement, nous étions encore vivants ». Vivants mais en même temps morts, comme Stefánsson l’écrit un peu plus loin : « Nous errons ici, morts, mais pourtant vivants ».
Entre ciel et terre se déroule en Islande, à une époque où on peut écouter Dickens donner des lectures de ses œuvres et où Emile Zola fait l’actualité pour la sortie d’un nouveau roman. L’Islande se trouve alors « à l’extrême limite du monde », si loin à l’écart « que bien des gens ignorent [son] existence ». « Il n’y a aucune ville, pas de chemin de fer, aucun palais » et « rien à voir que des montagnes, des chutes d’eau, des étendues de terre accidentées ». La vie y est rude, d’autant plus qu’il faut faire avec « le voisinage constant de la mort ».
Mais c’est aussi un pays qui devient magnifique sous la plume poétique (image quelque peu galvaudée, mais ô combien vraie !) de Stefánsson. Un pays dans lequel « les montagnes sombrent dans l’eau », où « la mer est bleu de froid », et « respire lourdement ». Un pays où la mer « rêve que le clair de lune est la somme de ses rêves ». C’est aussi un pays qui a « cette lumière capable de te transpercer et de te changer en poète ».
A défaut d’être poètes eux-mêmes, les deux protagonistes du récit, Bárður et son compagnon, « le gamin », sont amateurs de poésie. Leur passion est incompréhensible pour leurs compagnons pêcheurs qui jugent l’activité aussi inutile que futile.
Au début du roman, les deux amis reviennent au Village des pêcheurs (« notre commencement et notre fin, le centre de ce monde ») pour s’embarquer dans une campagne de pêche à la morue. Dès le début de celle-ci, la mort est là à rôder. A une exception près, aucun homme du groupe qui prend la mer ne sait nager, alors que « seule une maigre planche les sépare de la noyade ». Mais ils n’ont pas besoin de savoir nager, Dieu est là pour les protéger, même si celui-ci n’existe pas apprendra-t-on plus tard (« Il avance lentement et péniblement, abandonné de tous, sauf de Dieu et Dieu n’existe pas »).
Parce qu’il était plongé dans la lecture du Paradis perdu de Milton (une autre histoire de mort), Bárður a oublié d’emporter sa vareuse. L’erreur est tragique. Les pêcheurs sont allés « plus loin que nécessaire » et une tempête se lève. Bientôt, Bárður se retrouve trempé et sous l’emprise d’un froid auquel il ne peut plus échapper. Ses compagnons ne peuvent l’aider. S’ils lui prêtaient leur vareuse, ils risqueraient également leur vie. En plus, ils ne peuvent quitter leur poste, sous peine de compromettre le retour du bateau à bon port. Alors, il le laisse geler dans un coin du bateau. Et c’est un cadavre qu’ils débarqueront.
Voilà ce qui arrive quand on lit des poèmes. « Lire des poèmes vous met en danger de mort » assène Stefánsson. Ceux qui lisent sont-ils voués à une fin tragique ? Mais parce qu’ils donnent la mort, les mots sont également les mieux à même de raconter un monde dans lequel les vivants ne sont que des morts en sursis. « Peut-être le but de ce récit était-il de ressusciter Bárður, d’entrer par effraction dans le monde des morts avec les mots pour armes ».
Déboussolé par la disparition de son ami, le gamin se fait un devoir de rendre à son propriétaire « le livre qui a tué Bárður ». Un livre qu’il a emprunté à l’ancien capitaine de navires Kolbeinn, devenu aveugle… parce qu’il lisait trop. Une fois cette mission acquise, le gamin décidera de la suite à donner à sa vie. Mais il n’y aura probablement pas de suite, car il songe très sérieusement à se tuer. Qu’est-ce qui pourrait le retenir dans ce monde ? Et s’il était déjà mort lui aussi ?
Entre ciel et terre est un roman lyrique dont la langue, notamment dans la description des paysages, subjugue. Puisqu’ils viennent eux aussi d’Islande, il est très tentant de rapprocher Jón Kalman Stefánsson des musiciens de Sigur Ros dont la musique aussi envoûtante qu’hypnotique semble avoir été écrite pour illustrer ces splendides pages.
Yann Suty
- Vu : 38591