Entre amis, Amos Oz
Entre amis, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, 157 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Amos Oz Edition: Gallimard
Partir ? Rester ? Revenir ? Attendre ? Interrogations des personnages indécis, parmi la communauté stable, réglée, régulée, du kibboutz Yikhat. Ceux-là sont solitaires au milieu des autres, exilés d’ils ne savent où. Quelque chose leur manque, ou serait-ce plutôt qu’ils ont manqué quelque chose ? Ils refusent à ce point le contact, que le moindre geste envers eux leur semble une intrusion, un dérangement.
En ces êtres non aboutis, routiniers malgré eux, une question parfois se fait jour qu’ils refusent, ou chassent à la manière d’un insecte importun, d’un bruit lancinant, là encore un petit dérangement. Quelque chose rompt, se rompt en eux, découvrant l’abîme de la solitude la plus terrible, la plus érodante : la solitude au milieu des autres, l’enfermement en soi en milieu ouvert. A quoi donc correspondent ces escapades, ces sorties de soi et/ou du kibboutz qu’ils tentent ?
Après sa déconvenue avec Tsvi : « Luna Blank partit à l’improviste aux Etats-Unis rendre visite à sa sœur, qui lui avait envoyé un billet » (p.21).
Parti pour faire un esclandre chez David, un homme de son âge chez qui sa fille Edna, dix-sept ans, est allée vivre, Nahum : « L’audace qu’insuffle parfois la souffrance chez les âmes tendres conféra à sa voix rauque des accents discordants, amers : Je n’arrive pas à le croire ! » (p.50-51) déclare-t-il simplement. « Nahum se rua tête baissée vers la porte comme pour l’enfoncer. Au lieu de la claquer derrière lui, il la referma sans bruit… » (p.51), s’étant ravisé.
David, le professeur, dit à Moshe Yashar qui lui fait la demande d’aller voir son père hospitalisé :« Chaque fois que tu pars, tu t’éloignes de nous » (p.55). La non intégration du jeune homme transparaît lorsqu’en quittant le kibboutz il reprend l’apparence qu’il avait lorsqu’il y est entré : « Il s’installa sur la banquette du fond, tira de son sac son béret noir râpé, l’enfonça sur son crâne jusqu’aux yeux, boutonna sa chemise sous le menton et rabattit les manches sur ses poignets. Il avait repris son apparence du jour où l’assistante sociale l’avait accompagné au kibboutz Yikhat… » (p.64-65).
Yotam, que son riche oncle d’Italie souhaite faire venir auprès de lui pour étudier, machinalement fait souvent le chemin de Deir Ajloun, le village arabe en ruines dont les habitants avaient attaqué le kibboutz. Dans cette attaque, le père de Yotam avait trouvé la mort : « En début de soirée, il partait souvent se promener à Deir Ajloun… (…) Il revenait bredouille, les épaules tombantes, ne sachant ce qu’il était venu chercher. Il aspirait à retourner inspecter les ruines du village arabe abandonné, comme si quelque chose, une réponse simple, était enseveli sous les éboulis ou dans le fond ténébreux du puits bouché. Quelle était la question ? Il l’ignorait » (p.123).
Alors, les personnages s’isolent, se rejoignant. Là où ils sont – où ils arrivent ? – les bruits du kibboutz leur parviennent atténués, ouatés. La réalité s’efface, la distance les rattrape, là où ils ont refusé le contact à l’autre :
C’est Tsvi, qui « (…) s’offrait une petite promenade nocturne pour aller voir les plantes de Luna. Les feuilles mortes envahissaient les marches du perron, et il croyait déceler un léger parfum de savon ou de shampooing à travers la porte close » (p.22).
C’est Nahum, venu reprendre sa fille, et qui soudain s’interroge « Qu’es-tu venu faire ici ? se demanda Nahum » (p.49).
C’est Moshe qui : « aurait donné n’importe quoi pour se trouver là-bas en cet instant. Etre considéré une bonne fois comme un des leurs. Sachant qu’il n’y parviendrait jamais » (p.72).
C’est Yoav, le Secrétaire qui : « était sur le point de comprendre quelque chose, il le pressentait, quant à savoir de quoi il s’agissait, il n’en avait aucune idée » (p.110).
C’est Yotam, au village arabe : « Des feuilles mortes et des ronces plein les vêtements, il se releva, brossa son pantalon, sa chemise, et se remit en route à contrecœur, luttant contre l’envie d’attendre là, l’esprit vide, immobile sur la margelle du puits au milieu des décombres » (p.133).
Le mot de la fin c’est peut-être Osnat qui l’a sans le posséder vraiment, sans le comprendre quand, après l’enterrement de Martin : « elle se sent(ait) en paix, à croire qu’elle venait d’assister à une conversation enrichissante et non à un enterrement. Elle éprouva l’envie soudaine de murmurer un ou deux mots en espéranto, mais elle n’avait eu le temps d’en apprendre aucun et puis elle ne savait trop quoi dire » (p.157). La langue du silence, les mots qu’on n’a pas appris, la pensée qui ne réfléchit que ce silence, et cette paix, en boucle, comme un ciel soudain dégagé.
Anne Morin
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