Entà Katakolo, Vers Katakolo, Michel Destieu (par André Sagne)
Entà Katakolo, Vers Katakolo, Michel Destieu, Editions Paraules, 2018, 100 pages, 15 €
Ce à quoi nous enjoint Michel Destieu dans son nouveau recueil, publié, notons-le, en version trilingue (occitan/grec/français) aux éditions Paraules, c’est, avant de partir en direction de Katakolo, petit port grec du Péloponnèse qui donne son titre au recueil, non loin de la ville de Pyrgos et du site d’Olympie, de s’y préparer en quelque sorte par un « Prélude » de quelques pages où l’« Escargot de mer » qui en est l’intitulé se révélera être une manière de désigner le pays de destination, la Grèce.
En effet, point de guide touristique ici, ni de cartes postales, mais plutôt ce qui représente peut-être, pour l’auteur, à l’opposé justement de tous les clichés, la quintessence de ce pays et de ses habitants, avec sa part « la plus vivace / la plus sauvage ». C’est bien elle que vise Michel Destieu qui évacue une bonne fois pour toutes dans ce « Prélude » les images que nous avons tous en tête, les dieux, les athlètes, les coureurs d’Olympie, en les évoquant d’une manière telle, avec ce ton particulier fait d’un mélange inédit de culture et de vie quotidienne, de distance et de familiarité, associant mots et images de façon très personnelle, que l’on retrouvera d’ailleurs dans tout le recueil, qu’elles deviennent totalement méconnaissables :
« Les coureurs sous le portique en pierre /prêts à avaler la cendrée les corps /luisants au milieu du monde sur les talus /quitte à mourir sur le rectangle en sable de renard /entrailles à ciel ouvert /ventre à terre ». Ou bien c’est « notre étoile (qui) descend la ligne de fond aussi vite qu’un coureur de soixante /mètres /pressée de tourner ».
Plus largement le poète présente de la même façon la Grèce comme « un bel escargot, /persienne /où le pays tout entier /entre /chaque nuit chaque soir /vadrouille ». Et il restitue étonnamment les bruits de la rue grecque, que l’on entend en le lisant, sans qu’il y ait de véritable description au sens habituel du terme : « morveux au tempo des quatre temps à travers les persiennes glissent /des coquelicots de rue saxos en lierre ça pulse rouspète cris tout en /haut des arbres quelle clique /nuit noire son couvercle en cuivre brûlant » jusqu’à ce que « les voix se faufilent refluent se rétractent au fond d’un grand escargot /de mer /maintenant ça pianote les hautes fleurs des femmes s’envoient au- /dessus des arbres /pose-toi pose-toi je te dis càtsi càtsi hohohohohouhouhouhouhouhou ».
Nous sommes bien dans la poésie de Michel Destieu, qui peut se nourrir, voire s’inspirer d’« un vin de feuilles plus doux que le soir », prêts avec lui à appareiller pour Katakolo, sans être très sûrs, néanmoins, de l’atteindre. Car il y a ici quelque chose de La Promenade au phare, ou plus précisément de Vers le phare (To the Lighthouse), de Virginia Woolf dans ce recueil, ne serait-ce que dans le nom même de Katakolo qui sonne comme une litanie ou un mantra, qui se répète à l’infini dans son rythme quaternaire, où l’on entend comme le battement sourd d’un tambour, appel ou fuite. Qu’il renvoie à un lieu réel n’est peut-être pas le plus important car s’y projette autre chose de plus fondamental, de l’ordre de l’écrit, de l’imaginaire et de la pensée. Vers Katakolo peut dès lors désigner un chemin initiatique, un retour sur soi, une interrogation existentielle, « … un sentier /la fine piste /dans la lumière noyée ».
Dix-huit poèmes constituent le recueil, chacun dans la forme que lui donnent successivement l’occitan, le grec et le français réunis, comme autant de stations, de facettes prises dans ce mouvement du sentier, du trajet vers, qui toujours s’échappe, serpente, s’éloigne ou se rapproche du but. Dix-huit manières de dire ensemble la réalité extérieure (la Grèce du Péloponnèse) et intérieure (le moi, le soi), non pas en alternance ou en continuité, non pas linéairement, mais dans le flux et le reflux de la vie. Dans ses queues de poisson et ses coq-à-l’âne. Car tout l’art de Michel Destieu, comme on le constate dès le prélude, est de juxtaposer à une profonde sensibilité le quotidien le plus prosaïque, au « grésillement /noir /d’un poème nostalgique de l’ombre d’où il vient » les « quatre cochons entiers /(qui) pendent /tête /en bas ». Sans que jamais cela ne vire au procédé, il fait de ce frottement jaillir l’étincelle poétique. Il redonne par exemple toute sa saveur à une journée en Grèce où se mêlent, dans l’exactitude des images, « la mer /sous un bombardement d’acier », « plomb en fusion », « un cimetière (qui) verse sa lumière blanche sur les tombes », « les voix (qui) montent aux arbres à travers la nuit /aux bruits de ferraille les cris de rue », le « grand café : parakalo, s’il vous plaît », à toute une série de pensées, de réflexions, à la fois sur ce pays qui l’accueille, la Grèce, dont il reconnaît modestement n’être qu’« en lisière », et de n’avoir peut-être fabriqué qu’une Grèce à son image (« ma Grèce »), et sur l’existence même, dont il ne questionne jamais frontalement le sens (ce qui n’aurait que peu d’intérêt à vrai dire) mais, tout comme pour la rue grecque, fait advenir par une science du détail détourné, du trivial exhaussé, grâce aussi à l’humour et à l’autodérision dont il fait preuve, tout le tragique et la beauté.
Le poème de la page 44 (version française), à cet égard, en figure peut-être l’exemple le plus accompli, en tout cas à mes yeux, en ce qu’il lie étroitement, inextricablement, en un bloc, le sentiment de la nature, en l’occurrence la mer, à celui de la perte et de la mort, ce que symbolisent dans leur extrême simplicité les vers suivants : « La marée pousse le sable humide /ce matin /nous n’arriverons pas assez tôt /sans doute /à Katakolo… ».
Le recueil devient alors une traversée des apparences, autre titre woolfien, où le poète, en compagnie de Maria l’exilée, arrachée à sa terre « de force sans rien (lui) demander », exécute en fait un périple intérieur où se croisent interrogations sur lui-même et sur les autres. « Je ne sais pas ce que je dis /j’en parle », avoue-t-il, et observe à propos des « gens d’ici », des Grecs, que « quelque chose d’étranger à eux /plus loin /gratte doucement l’infiniment neutre ». Au fur et à mesure que les poèmes se succèdent, « ce pays /… à moitié perdu /… à moitié (s)ien » apparaît comme le sismographe de ses émotions et de ses pensées. C’est finalement à travers lui, à partir de lui qu’il réfléchit et médite. « A huit heures et demi à Spiatza-plage », beaucoup de petites choses discrètes ont lieu, on rencontre « deux raisins, un vieux Grec /une planche, sa chaise en plastique /et la jolie voisine habillée tout en noir » et puis sans transition : « Fenêtre sur le grand-neutre, je te salue /et tu ne me réponds pas /un beau jour ce sera l’inverse /… quand nous ne serons plus à l’être qui déborde /ce que l’on appelle mortvaudra pour les vivants /dernière nouvelle ».
Il y a ainsi très souvent dans les poèmes de tels tête-à-queue, qu’on peut qualifier de métaphysiques par leur façon bien particulière d’ouvrir les horizons, de sonder les tréfonds, de voguer au large. « Vers katakolo » évidemment, destination devenue au fil des pages mythique. « Vers katakolo de bon matin /tout va bien ».
André Sagne
Lauréat en 2011 du prix Paul Froment pour le recueil bilingue occitan-français L’èstre / La chose, Michel Destieu est un poète qui circule entre les langues. En Grèce, dans la maison familiale de Pyrgos et sur les plages jusqu’au port de Katakolo, lui est revenu le « patois » qui se parlait dans son village natal en même temps qu’il était pris entre le grec et le latin. Et le français comme sujet de l’un à l’autre, « vers l’inconnaissable » dit-il lui-même. On trouvera une bonne présentation de son œuvre dans La Tour Thierry, le numéro qui lui est consacré de la collection Chiendents des éditions du Petit Véhicule, publié en 2014.
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