Enlacement(s), Raharimanana
Enlacement(s), 3 ouvrages de 64 pages chacun, novembre 2012, 29,90 €
Ecrivain(s): Raharimanana Edition: Vents d'ailleurs
C’est un objet inhabituel. Trois ouvrages distincts en un coffret, trois textes qui mélangent les genres, qui sont à la fois récits, poèmes, chants. Le titre Enlacement(s) dit bien l’intention de l’auteur qui est de tisser les mots sans le souci d’être contenu dans un genre donné afin d’exprimer le mieux possible un état d’âme précis : la fatigue. Le mot et le sentiment reviennent régulièrement dans chacun des textes.
« J’ai encore plusieurs de ces histoires, mais cela me fatigue d’y penser… » (« Des ruines »).
Quelles histoires ? Celles des « ruines » qui le constituent et d’où il écrit : esclavage, colonisation, oppressions, génocides… Raharimanana, né en 1967, a l’insigne (et lourd) privilège d’être le prosateur qui dote son pays – Madagascar – d’une œuvre littéraire très nourrie par la conscience de l’Histoire. Ses romans, nouvelles et récits explorent les limites de l’écriture et des genres littéraires, recourent à des images et des documents d’archives afin de restituer à la conscience des siens (et des autres) toutes leurs ruines amères donc.
Madagascar, 1947 (éd. Vents d’ailleurs, 2007) est l’un de ses ouvrages les plus remarquables.Enlacement(s), ici, semble faire une sorte de bilan d’écrivain ; un bilan de la sensibilité, des écritures et des thèmes que l’auteur a pu développer depuis ses débuts, il y a près de vingt ans. Exercice courageux, absolument pas factice ; à risque. C’est que (l’âge venant, après tout !) fatigue n’est pas ici l’euphémisme de lassitude, et un prélude feutré au reniement. Non. L’auteur rappelle, au présent, sa constante :
« J’habite ma douleur, tout près de ma mort, à chair vive… » (« Obscena »).
« Je suis encore debout. Des paroles figées dans la décrépitude magnifique » (« Des ruines »).
Mais, aussitôt :
« Que vaut la peine d’avoir vu ?
Que nous vaut la lucidité ?
Quel intérêt à se souvenir ?
Quel intérêt à se dire témoin du monde ? » (« Il n’y a plus de pays »)
Ou :
« Sur le temps, je me retourne, c’est ainsi que je me vois, je suis fatigué d’espérer, mes mots essaimés le long de mon espérance, mes combats, je retiens mon souffle de peur de les rendre soupirs, je chuchote, je murmure, et l’on me félicite de l’originalité de ma langue, “novatrice”, “flamboyante”, “lyrique”, “violente”… » (« Des ruines »).
Interrogations sur soi, sur ses options esthétiques, sans doute sur l’œuvre accomplie étant donné l’état de déconfiture généralisée là-bas. Des questions qui déstabilisent par moments. Il sourd alors un sentiment de rage. Le poète se révolte…
« Passez-moi le sel…
Le sel des seuls mots qui m’assaillent. Ras-le-bol de la culpabilisation de l’Occident.
Ras-le-bol de la mort nègre ! Ils sont comme ça. De nature. De constitution. De mentalité.
Il faut que je me pose, que je m’arrête de penser. Me tenir hors de la vertigineuse obscénité de mon histoire…
Ne pas penser à l’enfant. Ne pas convoquer les souvenirs… » (« Des ruines »).
Parfois il rit ou ricane même, afin d’exorciser ce vertige ou cette rage.
« et tandis que je bois à longs traits
je viens à me regarder dans l’eau puisée
en mes mains je ris de ma soif je ris de
ma gorge palpitant de ce désir d’être
encore, de continuer d’être encore sur une humanité qui jongle sur sa raison d’être… » (« Il n’y a plus de pays »).
On le voit, au-delà de ses « ruines », l’écrivain se débat contre le piège mortel que peut être une époque politique. Son mérite (et sa lucidité) a été, dès ses débuts littéraires, d’enlacer justement sans cesse explorations formelles et thématiques. Ces trois textes sont comme un point d’orgue de cet itinéraire littéraire et intellectuel.
Théo Ananissoh
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