Enfance, dernier chapitre, René de Ceccatty
Enfance, dernier chapitre, février 2017, 440 pages, 22 €
Ecrivain(s): René de Ceccatty Edition: Gallimard
L’écrivain né à Tunis, il y a soixante-cinq ans, se penche, dans ce lourd volume, sur son enfance, en Tunisie d’abord, à Montpellier ensuite. Mais est-il possible de faire resurgir toute cette masse confuse de souvenirs, « de souvenirs de souvenirs », quand il y a tant d’altérations, de pertes, de rationalisation de la mémoire ?
Que fut son enfance de 1955 à 1962 ? Qu’a-t-il vécu, dans cette maison de Mégrine en Tunisie, qu’il dut quitter dès 1958 à cause des événements d’Algérie ? Que sont devenues les demeures de ses grands-mères paternelle et maternelle ? Quel souvenir a-t-il de son frère aîné Michel, mort en 1947, dont on lui a tant parlé ? Il partage aujourd’hui la mémoire des choses avec Jean, de vingt-sept mois son aîné.
Dans une volonté expresse de ne pas lister les souvenirs, de peur de les enfermer dans des cases, René de Ceccatty fait circuler les remémorations dans un grand air d’échanges, où les événements peuvent se répondre, se nourrir. Défilent ici les souvenirs conscients, ceux liés à sa mère, Ginette, aujourd’hui dans une maison de retraite à Montpellier, à son père, décédé en 1984, à sa famille paternelle, maternelle. Défilent aussi les micro-faits de la vie même de l’écrivain, partagé entre ses voyages et l’écriture, entre la terre natale et la France. Certes, ce ne sont pas les faits vécus collectivement qui intéressent l’auteur mais tout ce qui a généré en lui le besoin d’écrire et de parler de ses proches.
Passent dans ce travail de mémoire la lumière mauve des hauteurs de Tôkyô ou celle aussi magistrale de La Colline de Montpellier, les senteurs, les bruits, les gestes. Dans cette quête de la vérité des premières années, l’écriture a son lot de prises et de méprises, le narrateur le sait trop bien. Trop d’interférences et de bruitages venus rendre cette tâche difficile, quoique essentielle. L’auteur sait aussi qu’il lui faut se tourner vers d’autres souvenirs pour pouvoir cueillir les premières années : ainsi le Japon vient-il en aide, avec ses paysages, ses lumières.
La richesse du livre tient autant au regard minutieux de l’auteur qu’à la foule des sensations et faits rapportés. L’amour de la langue italienne, donné à l’auteur par la bonne, la profession d’institutrice de la mère, les voyages du père en Amérique, la passion de celui-ci pour la peinture, le caractère artistique de la demeure de la grand-mère paternelle, qui avait voulu faire, retour de Tunisie, de sa maison un reflet de là-bas, les quêtes généalogiques des deux côtés de l’arbre, jusqu’en Inde, l’origine arabe de sa propre mère et l’importance de son grand-père Hamida mort en 1934… autant de clefs pour ouvrir l’enfance de son auteur. Aucune complaisance à son endroit : l’enfant a eu ses crises, ses accidents, un « faux viol », ses fragilités, ses irritabilités, sa sensibilité aiguisée. Mais il est difficile de retrouver, soixante ans après, cet enfant-là, il y a trop d’obstacles, de faux-fuyants, de questions mal posées, qui sait ?
L’écriture, d’une rigueur toute classique, minutieuse, élégante, traverse les diverses strates d’une matière riche, féconde, éclaire des pans entiers (sexualité, amitié, amour, destin), fascine par son don de réveiller des périodes enfuies. On retrouve là l’obsession biographique d’un auteur qui a révélé au scalpel nombre de destins (Callas, Moravia, Pasolini, Leduc) et qui ne déroge pas aux rigueurs imposées pour tenter d’approcher la vérité.
Au centre, bien sûr, les longues rencontres avec la mère, alors que son grand âge l’a fort diminuée, qui mourra en 2015, qui a permis à l’auteur de replonger dans une mémoire familiale dont certains côtés étaient confus, obscurs. La mère, comme chez Pasolini, comme chez nombre d’auteurs japonais traduits par René, est là, vigile d’une famille qui a connu nombre d’aléas, qui a survécu, aux faillites, aux accidents, à l’histoire.
René de Ceccatty offre ici une bien belle radioscopie de son univers, tout à la fois modeste par sa méthode, et féconde par les lectures plurielles qu’on peut en faire. Une leçon en somme de biographie réussie, en dehors de tout égotisme, dans le partage d’un monde qui ne sera bientôt plus, et dont il était le détenteur intime.
Philippe Leuckx
- Vu : 4175