Endetté comme une mule, Eric Losfeld
Endetté comme une mule, mars 2017, 300 p. 11,40 €
Ecrivain(s): Eric Losfeld Edition: Tristram
A Joelle Losfeld
C’était un temps (les années 50) où devenir éditeur – ou en tout cas vouloir l’être – était un élan purement militant. Envisager la « carrière » pour gagner de l’argent relevait, à de rares exceptions près, du fantasme. Dans tous les cas, Eric Losfeld a été d’abord un militant, avant toute ambition professionnelle. Militant littéraire en premier lieu, chaque livre qu’il a publié – que ce fût ou pas une bonne idée – a été un engagement personnel. Militant idéologique ensuite, la détestation de la droite, du colonialisme, du racisme, chevillée au corps. Militant éthique enfin : tous les grands combats pour la justice, contre la censure, pour la liberté d’expression, ont été les siens, avant, pendant et après Mai 68.
Ce « journal » mémoriel d’un éditeur ressemble, dans son style et sa composition, au personnage qui s’en dessine : passionné, emporté parfois, désordonné souvent, exigeant toujours et attachant à chaque page. Voilà une lecture qu’on ne lâche pas un instant tant elle nous emporte au cœur d’un Quartier Latin mythique – celui des surréalistes, de Boris Vian, de Sartre – dont les noms de rues, de troquets, de lieux, chantent comme une complainte connue, celle qu’ont dans leur tête tous les amoureux de littérature, d’art, de philosophie, de science, qu’ils aient connu ou pas cette époque et ce lieu. Un Saint Germain Des Prés bouillonnant de débats, d’idées, de talents, de rêves.
Et Losfeld nous conte, par le menu, tout cela. Ses rencontres éclatantes, avec des célébrités ou des gens moins connus, qui vont baliser son itinéraire d’éditeur militant. Et à propos d’éditeur militant, sa rencontre – pas facile mais frappée du sceau de l’estime réciproque – avec un autre de la même farine, François Maspéro. Ces deux-là marquent leur époque comme des figures de proue d’une édition courageuse, où le commerce vient en second, où l’engagement littéraire l’emporte sur toute autre dimension.
Et Hemingway ! Quelle rencontre ! Après avoir manqué (de justesse) de se mettre sur la gueule, nos deux compères finissent ainsi :
« Whisky après whisky, bourbon après bourbon, je ne suis pas peu fier de déclarer que je lui ai tenu tête et qu’il s’est effondré avant moi. Effondré n’est pas le mot : il est demeuré jusqu’au bout digne et hilare. J’ai perçu, à travers le brouillard de l’ivresse, la nécessité d’une voiture, et je l’ai littéralement traîné jusque sur le trottoir, et poussé dans un taxi. Il s’est laissé faire avec la plus exquise bonne grâce, et m’a quitté en me répétant, dans la mesure de ses moyens, qu’entre nous c’était l’amitié du siècle. Je ne l’ai jamais revu. »
La grande affaire littéraire de Losfeld est et restera jusqu’à la fin, le groupe surréaliste avec, à sa tête bien sûr, André Breton. Il participa aux fameuses réunions du groupe « au café » entre 1951 et 1955. Il fut l’ami – souvent l’éditeur – de Benjamin Péret, Jean Schuster, Ado Kyrou, Georges Goldfayn, Gérard Legrand et tous ceux qui tournaient autour du groupe. C’était un maelström d’idées, de projets, dont on ne voyait pas toujours l’objet mais qui suscitaient des débats passionnés et, quoi qu’il en fût, fertiles d’inspiration pour tous les membres de l’aréopage.
La relation de Losfeld avec Benjamin Péret en particulier ira jusqu’à l’amitié la plus profonde. Une anecdote :
« J’avais deux petites filles qui allaient à l’école communale du Boulevard Raspail. Comme j’étais parfois trop occupé à l’heure de la sortie, nous étions convenus que Benjamin passerait les prendre avant de venir me voir. Il les accompagnait, attentif, une par chaque main. J’étais, en les voyant, partagé entre la franche hilarité et une certaine consternation devant la gêne qu’il manifestait par un regard attentif vers les passants afin d’éviter d’être reconnu dans cet équipage. Mais il ne se départait pas de son sourire : mes filles babillaient, sans se soucier du fait qu’elles parlaient à un grand poète […] »*
Jacques Sternberg fut l’un des écrivains les plus publiés chez Eric Losfeld. L’auteur de « Toi, ma nuit » (entre autres !) reste aujourd’hui l’un des écrivains français du deuxième XXème siècle les plus injustement oubliés. Losfeld avait perçu avec enthousiasme la grandeur de cet écrivain secret, modeste mais Ô combien brillant.
Encore une anecdote (on n’arrêterait pas tant elles sont étonnantes !) : tout le monde – ou presque – se rappelle que la collection d’Eric Losfeld a pris le nom de « Terrain Vague ». Voici comment est né ce nom, qui évoque tant pour les lecteurs des années 60 et 70 :
« C’est Breton qui a baptisé le Terrain Vague. Un jour que je lui disais ma gêne à mettre un nom complètement inconnu sur la couverture de mes livres, il me répondit que si lui avait une maison d’édition, il l’appellerait le Terrain Vague. Breton était d’une ignorance notoire en matière de langues étrangères, il ne savait donc pas que « terrain vague », c’est la traduction littérale de mon nom flamand… Je m’appelle « terrain vague ». Ce hasard m’a laissé augurer une espèce de magie bénéfique autour de mes activités. »
Militant vous dit-on. Dans ses enthousiasmes certes mais aussi dans ses rejets. Eric Losfeld dit avec hauteur son hostilité à l‘écrivain Céline dont il ne comprend – pas plus que certains d’entre nous – l’intérêt littéraire. Ainsi, à propos de « La Gana » de Jean Douassot qu’il adore :
« Que les admirateurs de Mort à Crédit plongent dans ce livre, ils y verron la différence qu’il y a entre la paranoïa geignarde et l’honnêteté impitoyable. »
Ou encore :
« Epluchez attentivement ce faux chef-d’œuvre qu’est Voyage au bout de la nuit, vous verrez çà et là pointer la haine des Juifs, et des Noirs d’ailleurs, à travers ce style prétendument coruscant qui m’a toujours paru d’une platitude absolue […] »
Voilà. C’est Eric Losfeld, un éditeur de légende qui, ici, se rend intime, amical. Il est de ces gens dont on dit, au-delà de leur talent si grand fût-il, ce fut un homme debout, un « Mensch » dit-on en Yiddish. Et il faut lire toute affaire cessante ces mémoires d’une passion !
Léon-Marc Levy
* : l’auteur de cette critique se demande si Joëlle Losfeld se souvient de ces sorties d’école avec Benjamin Péret.
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