Encre sympathique, Patrick Modiano (par Marie-Pierre Fiorentino)
Encre sympathique, octobre 2019, 138 pages, 16 €
Ecrivain(s): Patrick Modiano Edition: Gallimard
« Si vous avez parfois des trous de mémoire, tous les détails de votre vie sont écrits quelque part à l’encre sympathique ».
Modiano, qui a fondé son œuvre sur la mémoire, ses béances et ses obsessions, est-il bien sérieux lorsqu’il fait dire à son narrateur : « Il avait employé le passé. Et, brusquement, j’ai éprouvé une grande lassitude à évoquer le passé et ses mystères » ?
À moins qu’il n’adresse un clin d’œil à ses lecteurs fidèles pour souligner l’originalité de cette Encre sympathique. Car s’y déploie crescendo une légèreté qui ronronne d’abord dans les rues d’un Paris aux trottoirs presque usés par les pas de tous ses héros précédents, jusqu’à la surprise finale, à Rome. Car si Rome est la ville éternelle que Paris n’est pas, c’est qu’elle constitue un décor dans lequel passé et présent se confondent, comme dans l’esprit du narrateur : « Le présent et le passé se mêlent l’un à l’autre dans une sorte de transparence, et chaque instant que j’ai vécu dans ma jeunesse m’apparaît, détaché de tout, dans un présent éternel ».
Dans sa jeunesse le narrateur a été employé à l’essai chez Hutte, le détective privé apparu dans Rue des boutiques obscures. Hutte, donc, envoie son stagiaire sur une enquête au dossier si mince qu’il se demande pourquoi son patron la lui a confiée. Il s’agit de retrouver une dénommée Noëlle Lefebvre. Mais y a-t-il seulement une affaire Noëlle Lefebvre ?
Quoi qu’il en soit, voici le héros embarqué, trois décennies durant lors d’épisodes brefs mais réguliers, sur les traces moins de cette femme que des raisons qui le poussent à ne pas renoncer à savoir ce qu’elle est devenue. « Je finissais par croire que j’étais à la recherche d’un chaînon manquant de ma vie ».
Et si Hutte avait été un instrument du destin ? « À mesure que je tente de mettre à jour ma recherche, j’éprouve une impression très étrange. Il me semble que tout était déjà écrit à l’encre sympathique ». Au motif que la trame de l’enquête, qui est quête de soi, est un thème récurrent chez Modiano, certains pourraient s’imaginer que l’écrivain se répète. À tort.
Dans un château dont certaines pièces resteraient à explorer, Encre sympathique serait une chambre découverte après une enfilade de salles plus majestueuses mais parfois oppressantes, imposantes mais sombres (Dora Bruder) : on serait soudain charmé par ce cocon largement ouvert sur une terrasse ensoleillée. Car ici, la quête est presque ludique. Nul souvenir de guerre, nul traumatisme déterminant, nul personnage inquiétant, tout au plus un déséquilibré inoffensif. Le fait même que Hutte ne prenne pas cette affaire au sérieux la libère – et libère l’enquêteur – de tout poids. Intuition, réminiscence, coïncidences : de menus détails distillés dans ces pages tissent l’histoire de personnes faites pour se (re)trouver ou pas.
« – Mais c’est un véritable roman que vous me racontez…
– Oui, comme vous dites… un roman… »
Mais au fait, l’encre sympathique ne se dévoile que sous « l’action d’une substance déterminée ». Quelle est-elle ici ? L’agent révélateur demeure un secret et le lecteur de se sentir pris dans un tour de passe-passe qui le ravit tant il ne l’a pas vu venir. Tout se comprend aux dernières pages, aux dernières lignes, comme dans un polar. Mais est-ce la fin ? Modiano termine son roman là où la plupart le commencerait.
La lecture achevée, relire la citation de Blanchot en exergue.
Marie-Pierre Fiorentino
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