Encore un tour autour de la vie, Chroniques napolitaines III, Jean-Noël Schifano
Encore un tour autour de la vie, Chroniques napolitaines III, avril 2016, 192 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean-Noël Schifano Edition: Gallimard
L’auteur français (né en 1947, d’un père sicilien et d’une mère lyonnaise), devenu citoyen de la ville de Naples, dont il est l’un des meilleurs connaisseurs, où il a vécu, écrit, traduit, senti toute cette matière de ville, en restitue, une fois de plus, ici, dans ce quatorzième livre depuis 1981, la magie, le bouillonnement, le baroque, la violence comme la sensualité la plus gourmande. Du premier essai sur Naples (Seuil) en passant par des romans, des recueils de lectures et d’entretiens (Désir d’Italie, Folio essais n°61, 1996) et un volumineux et fécond Dictionnaire amoureux de Naples (Plon, 2007, Schifano ne peut décemment sortir de cette inspirante ville. L’obsédante compagne nourrit encore et encore.
Comme dans le premier Chroniques napolitaines (Gallimard, 1984), l’italianiste réputé part d’archives pour conter, à sa manière, riche, bouillonnante, haute en images fortes, colorées, une Naples qui ne soit pas seulement celle que l’histoire, la Grande, les rumeurs, les clichés moulent dans une topographie imaginaire assez réductrice, mais une ville qui bout de vie, d’érotisme, d’imagination, de délire, très loin des images toutes faites.
En cinq sections d’une ampleur très variable (entre un prologue très bref et une coda d’une quinzaine de pages, trois longues chroniques), l’auteur déroule donc un hymne à la vie napolitaine dans toute sa réalité complexe : les faits relatés relèvent aussi bien de la période mussolinienne, du seizième espagnol que de la stricte période contemporaine. L’originalité, sans doute, tient à l’insertion chaque fois de l’auteur-scripteur-personnage dans le vif de l’histoire contée. Giannatale, aisément lisible, se faufile ainsi derrière chaque histoire, tout à la fois témoin, narrateur, personnage, garant napolitain de l’authenticité des fragments et de l’atmosphère mûrement construite sur base de l’histoire, des mœurs, des appréciations esthétiques ou des constats sociologiques.
Le sexe – la grande affaire –, la sensualité débordante, la liberté des mœurs, l’indépendance affichée de Naples en matière d’Inquisition – jamais entrée dans la cité, au grand dam des Espagnols –, l’hyperréalisme des situations, un bouquet sulfureux d’interdit, de caché, l’appel incessant des vertiges de toutes sortes : autant de thèmes et d’approches d’un livre plus complexe qu’il n’y paraît. Un hymne à la vie, certes. Récrit par un auteur qui sent avec une acuité affolante de précision et de perception les mouvements des corps et des esprits d’une ville enamourée.
L’arrogant Garibaldo, devenu au fil des conquêtes un nom pluriel, ouvre la béante Naples, façon de parler bien sûr d’un prologue qui donne le ton : dès 1860, comment a-t-on pu traiter Naples, les Deux Siciles, le sud ?
La coda, au titre « lapsus » de « La corruption spue » (puzza), dit assez le domaine de l’extension de la corruption, du Vatican du nouveau Pape François à l’enterrement majeur d’un mafieux titré de la famille Casamonica en plein Rome.
Ne rien taire surtout de ce qui se passe sous nos yeux, sous ses yeux, et le dire, en entrelardant chaque chronique d’une effusion sentimentale, érotique, sexuelle, apte peut-être à adoucir les horreurs contées d’un baume de « Giannatale », intime, aimant, baisant. Dans une langue baroque, mille fois reconnaissable pour qui a lu (dévoré) Les rendez-vous de Fausta, Dictionnaire amoureux ou autre Désir d’Italie : la passion insuffle à la prose des matières vives, ce feu du Vésuve et des corps.
Les enfants-douche, la première chronique (pp.17-48), évoque crûment les rencontres purement sexuelles d’ados dans les douches et autres vécés des écoles, entre deux cours, à l’intérieur des cours ennuyeux. Elena, mère de Ninfa et Aurora, s’inquiète de savoir si ses deux filles partagent elles aussi cette « mode » assez effrayante de relations entre jeunes qui découvrent ainsi le sexe, dès treize, quatorze ans, sur base de message smartphonisé SSS : sesso.
Un garçon m’a envoyé le message des trois S, j’ai vu qui c’était car il s’est mis debout et a fait signe au prof qu’il avait un besoin urgent dès qu’il a vu que je levais la tête pour chercher l’expéditeur, et je suis sortie à mon tour et je l’ai rejoint dans les toilettes… (p.37).
Savonnettes et petits-fours (pp.49-122) ou les crimes d’Elena Esposito (1894-1970), saponificatrice célèbre de Venafro, qui, au tout début de la seconde guerre mondiale, officia entre découpages de corps et savons odoriférants. Que n’eût-elle fait cette mère de quatre enfants survivants (sur quatorze), pour les empêcher de mourir de la guerre ou de la faim ?
Le procès du 13 juin 1946 à Naples, les témoignages de la petite-fille de la criminelle, etc., le réalisme du récit est sans cesse corroboré. L’auteur s’est-il souvenu du film de Mauro Bolognini (avec la terrible Shelley Winters, Gran Bollito, 1977) ?
Ce 20 juillet 1946, soudain vieillie et davantage enlaidie, masculine avec des touffes de cheveux en moins, et le visage orné de poils ras et dru, au large menton, aux lèvres fines, au proéminent os jugal sous sa peau parcheminée, Elena Esposito ressemblait de plus en plus au psychiatre qui la suivait et la suivrait de nombreuses années encore… (p.111).
Sainte Baubo (pp.123-162) ou l’éloge de la Suor Giulia di Corma, dont l’histoire, le mythe napolitain de la Sainte Vulve, défraya toutes les chroniques. Née en 1575, à Cocullo, « village perché », victime de la « Très Sainte Inquisition romaine » en 1606. Victime pour avoir péché de chair, de stupre, révélé les « chairs si chaudes » du plaisir. L’occasion est ainsi donnée à Schifano de chanter la Baubo exhibée pour le plus grand désir de tous, chantant ainsi son amour de l’auteur Giambattista Basile (l’une des entrées de son fameux Dictionnaire amoureux) et de relater un mariage napolitain d’aujourd’hui, avec des photos prises d’un drone… Incroyable mais vrai.
Peu d’auteurs pour oser user d’une langue truculente, audacieuse, pleine d’effluves, de sang, de sexe, de sperme, d’images, de hoquets de plaisir, sans jamais tomber dans le gratuit, l’inutile ou le vain. Il y en a peu, de cette trempe, hormis l’excellent Bertrand Visage, mais sans doute dans un emploi un peu différent, quoique sur des matières proches et sensibles.
Nous avions commandé de la mozzarella et du jambon cru avec un Fiano d’Avellino bien frais. Elle avait arraché les draps mouillés, nous étions sur le couvre-lit, un plateau pour deux… Et nous avons, yeux dans les yeux, avec bonheur éclaté de rire ! Le vrai orgasme a été cet éclat de rire qui a ouvert les embrasses et fait entrer la lune, la nuit et les étoiles, le ciel, la mer, l’œuf du château et le Vésuve !…(p.157).
Bref, un livre revigorant.
Philippe Leuckx
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