Encore, Hakan Günday
Encore, août 2015, trad. turc Jean Destat, 384 pages, 24 €
Ecrivain(s): Hakan Günday Edition: Galaade éditions
« La pire chose est quand le crime devient normal, quand tu ne perçois plus chaque meurtre
comme le premier commis au monde. Ça veut dire que tu es habitué, c’est une maladie,
mais qui te permet de continuer à vivre ».
Hakan Günday, Encore
Les migrants sont des proies. Spoliés de leur vie, expulsés aux frontières, mal accueillis par des pays inhospitaliers qui se réclament pourtant orgueilleusement des Droits de l’Homme. Depuis nos fauteuils confortables, on imagine leur voyage halluciné. Le froid, la pluie, la boue, la faim, la peur la solitude et la mort qui les nargue en faisant danser ses falots. Hakan Günday, écrivain turc au style percutant, nous emmène sur d’autres chemins, plus rudes encore, ceux où œuvrent les passeurs, les négriers de notre modernité. Près de la mer Egée, passer les « têtes » est une histoire de famille et de corruption, un « boulot et une façon de lutter pour vivre ». Rackets, viols, chantages, arnaques. Le business de la détresse.
« Si mon père n’avait pas été un assassin, il n’aurait pas pu me raconter cette histoire et moi, je n’aurais pas été là pour l’écouter »… Ahad, un maffieux taiseux, raye d’un coup l’enfance de Gazâ, son fils. Il a neuf ans quand son père lui avoue comment lui-même alors migrant balloté par des vagues qui étaient comme des murs, a arraché une bouée des mains d’un vieil homme et l’a regardé se noyer. Dès lors, l’enfant est formaté pour le pire, d’autant plus que le récit de sa naissance, version paternelle, le persuade que sa mère est morte en mettant au monde un enfant qu’elle avait l’intention de tuer aussitôt. Pour Gazâ, les dés sont jetés. Il sera passeur : « Enfants d’escrocs, de voleurs, de meurtriers, de menteurs, de mouchards, de ceux qui ont arraché aux autres leur bouée de sauvetage… De ceux qui ont été capables de survivre… Qui étaient prêts à tout, absolument tout, pour survivre… Si nous sommes là aujourd’hui, c’est parce qu’un de nos ascendants a dit : C’est lui ou moi !… […]… C’était tout ce qu’il (son père) avait à m’apprendre : Sauve ta vie ! Et je me souviens que j’en ai tiré une autre leçon : Mais ne raconte à personne comment tu as fait…
Enfant surdoué et sociopathe, Gazâ, lui, ne raconte rien. Par indifférence, parce qu’il n’a pas envie de bouger, parce qu’il a envie de jouer, il laisse mourir au fond d’un camion Cuma, un jeune afghan, qui lui avait pourtant distillé un peu d’humanité et offert une grenouille en papier. Dès lors, Cuma ne le lâche plus. Il est dans sa tête, son interlocuteur privilégié, sa conscience et l’affection dont il aurait tant besoin. Mais le jeune garçon est déjà perdu pour lui-même, d’autant plus qu’à dix ans, il s’est fait violer par un migrant avec la complicité de tous les autres, « une étape par laquelle les enfants doivent passer pour progresser… ». Gazâ qui se sent toujours comme si on le « mâchonnait », va cracher cette souffrance qu’il n’arrive pas à nommer en torturant psychiquement et psychologiquement l’Autre, tous les autres, d’autant plus que « les gens qui fuient leur pays ne sont pas tous des innocents… […] … Il passait par nos hangars des délinquants condamnés par contumace dans leur pays à des années de prison. Des voleurs, des assassins, des violeurs et même des violeurs d’enfants. Et moi, je restais seul avec eux… » Un jour, puisque la fille qu’il convoite ignore ses tentatives de séduction, Gazâ décide de les noyer. Il découvre et mesure ainsi la puissance de la peur et de la domination. Le dépôt devient son laboratoire. Il y observe l’humain, ses bassesses, ses résignations, ses lâchetés et ses trahisons. La survie à tout prix. Les migrants lui offrent les plus belles de leurs compagnes contre un peu d’eau, un peu de lumière, des seaux pour leurs besoins, n’importe quoi pour adoucir l’attente, entre un passeur et un autre. Une longue chaîne d’intermédiaires et de fric. Les migrants, eux, restent enfermés, planqués. Ils doivent être invisibles…
Cynisme, manipulation et contrôle. Le peuple (un groupe de migrants) représenté par un leader, Rastin, et au sommet de ce système, le pouvoir et ses tyrannies, exercé par un seul, Gazâ : « Le leader croyait diriger en mentant, le peuple (le groupe de migrants) était persuadé que toutes les lois qu’il avait conçues servaient à son bien-être et le speaker de la radio (Gazâ) qui était le seul média du pays voyait tout, mais faisait semblant d’être complètement fou ! La démocratie n’est jamais très loin de la dictature.
L’histoire de Gazâ, de son enfance à l’âge d’homme, s’organise en quatre parties, Sfumato, Gangiante, Chiaroscuro, Unione, correspondant à quatre techniques de la peinture de la Renaissance, quatre étapes – dont, pour certaines, la longueur et l’exubérance de style enlèvent de la force au récit – au terme desquelles Gazâ trouvera une sorte de rédemption.
Hakan Günday est non seulement un excellent romancier, un talent en coup de poings, mais aussi un écrivain politique, lucide et sarcastique, peu versé dans la langue de bois et le compromis. Il analyse et démonte les rouages du pouvoir turc de Recep Tayyip Erdogan et de la répression concomitante. Il dénonce l’hypocrisie qui entoure généralement parlant n’importe quel pouvoir, cette soif dévorante qui hante l’homme politique, qu’il soit turc ou non – les exemples abondent – le convertissant en despote, voire en tyran implacable, avant qu’il ne finisse à son tour un exilé de l’intérieur, puis – dans le meilleur des cas et non sans la complicité internationale de puissants passeurs avalisés – un migrant offshore (les exemples abondent également). Hakan Günday est dérangeant en ce qu’il n’épargne personne. Ni les passeurs, ni les migrants, ni les fonctionnaires corrompus, ni le peuple. La foule est violente, manipulable et a le goût du sang. Et l’individu ne vaut guère mieux. Chacun à sa façon collabore.
Cette critique au vitriol est par bien des points parfaitement extrapolable à nombre de pays démocratiques dont le nôtre, où le consumérisme va de pair avec un certain totalitarisme économique que l’on exerce dans nombre de pays dits en voie de développement. Entre nous qui exploitons des gens pour fabriquer nos Smartphones et autres bricoles et les passeurs, la différence est minime. Seules, les modalités nous séparent.
Mélanie Talcott
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