En toute innocence diabolique !, par Amin Zaoui
Petit, j’adorais grignoter les fèves grillées salées tout en écoutant les contes coraniques. Mon père avait un gros livre cher à lui, écrit dans un arabe littéraire intitulé Qissas El-Qoraâne (les contes coraniques).
À l’accoutumée, ces histoires nous étaient lues à voix haute pendant les jours froids et surtout durant le mois de ramadhan. Mon père avait une voix mielleuse et captivante. Ses contes mystérieux tantôt me faisaient peur, tantôt me rendaient curieux.
Le bélier d’Ismaël, La chamelle de Sâlih, La baleine qui a avalé Jonas, « Moïse qui demande de l’eau pour désaltérer son peuple, c’est alors qu’Une voix l’ordonna : Frappe le rocher avec ton bâton. Et tout d’un coup, douze sources en jaillirent », Noé et le déluge, Loth et la ville de Sodome, Joseph au fond d’un puits… Des histoires sur des Hommes qui ont le pouvoir magique de changer le monde autour d’eux et en eux. Des hommes qui parlent à leur Dieu. Que des hommes, prophètes ou apôtres. Il n’y avait point de femmes prophétesses ! Mais, par une séance nocturne de conte ramadhanesque, une femme a pu accéder dans la cour des histoires des hommes-prophètes : elle s’appelle Maryame. J’étais bouleversé. Mes sœurs étaient contentes et comblées.
Enfin une femme bercée dans une attention divine rentre dans les contes coraniques masculins ! Elle apporte son conte qui ne ressemble pas aux autres. Une femme qui voit son ventre gonfler. L’accusation des hommes lui tombe sur la tête. L’honneur tribal entaché.
Une femme donne un enfant sans rapport sexuel, nous explique mon père en toute confiance. J’étais fasciné par la personnalité magique de cette femme Maryame plus que par son bébé nommé Aïssa. « Un enfant est né sans la présence d’un père dans son lit », ceci a fait éclater mes sœurs de rire, ma mère aussi, mais discrètement !
Je suis le frère de sept sœurs !
Chez nous, on désigne le garçon par le nom de son père : fils de son père. Et voici mon père, l’unique lettré du hameau porteur du Livre intégral d’Allah dans son cœur, désigne un enfant par le nom de sa mère : Aïssa Ibn Maryame ! La honte ! Durant les jours hivernaux, j’adorais grignoter les fèves grillées salées tout en écoutant les histoires des prophètes !
Pourquoi dès que l’enfant est appelé par le nom de sa mère cela signifie qu’il est bâtard, saint ou maudit ? Enfant que j’étais, je portais en moi une grande fascination envers ce bébé désigné par le nom de sa mère, une femme qui a osé déranger l’ordre établi !
Je tendais l’oreille à mon père afin de discerner les détails de cette histoire ambiguë relative à la naissance magique du bébé Aïssa : miraculeusement, un enfant né d’un miracle, le souffle divin ?
En écoutant les détails de l’histoire de cet enfant qui débarque dans ce bas monde sans père aucun, ni légal ni illégal, ni licite ni illicite, je m’imaginais, moi aussi, le fruit d’un souffle divin projeté dans le ventre de ma mère Benbraham Rabha !
Petit, j’adorais grignoter les fèves grillées salées tout en écoutant les contes coraniques !
Enfant, je n’aimais pas les fêtes de mariage. Le sang de la virginité célébré dans ces soirées folles m’angoissait. Les images des femmes corpulentes qui dansaient en brandissant une serviette blanche souillée du sang de la virginité de la mariée, me faisait monter le cœur !
Où est-il le sang de la virginité de Maryame mère de Aïssa ?
Dieu n’a pas de truc ! Mais Il féconde sa partenaire sans faire écouler du sang ! Ainsi j’ai adoré Dieu qui ne fait pas mal aux jeunes femmes nubiles. Et j’ai vénéré Maryame !
Après avoir écouté, pour la première fois, l’histoire magique sur la naissance mystérieuse de Jésus Aïssa, j’ai demandé à mon père : « Et moi comment suis-je venu dans ce bas monde ? » Perplexe, surpris, il a regardé ma mère sans rien dire.
Petit, j’adorais grignoter les fèves grillées salées tout en écoutant les contes coraniques !
De son côté, un peu tard, mon père m’a expliqué que Sidna Aïssa est le fils unique d’Allah ! Allah a des enfants, et Il n’a pas de sexe ? me demandais-je.
Entre une poignée de fèves grillées salées que j’adorais et les contes racontés par mon père, j’ai grandi en toute innocence diabolique.
Les livres d’où mon père puisait ses contes extraordinaires étaient traités avec grande considération par ma mère illettrée, folle amoureuse de son mari.
Chaque jour, entre la prière de l’après-midi, el-açr, et celle du maghrib, au coucher du soleil, elle les dépoussiérait, et puis, religieusement, un par un, elle les remettait à leur place sur une vieille étagère en bois !
Amin Zaoui
In "Souffles", Liberté (Alger)
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