En route vers Okhotsk, Eleonore Frey
En route vers Okhotsk, février 2018, trad. allemand, Camille Luscher (Unterweg nach Okhotsk, 2014, Engeler Verlag), 152 pages, 16 €
Ecrivain(s): Eleonore Frey Edition: Quidam Editeur
Peur de regarder la vérité en face. Parce que tu crois que la vérité existe ? demande-t-elle oubliant pour un instant de quoi est faite cette vérité-là. Ça ne te ressemble pas : toi et la vérité ! La vérité, peut-être pas, mais des vérités, si, rétorque-t-il. Autant que tu veux. A chaque jour sa nouvelle vérité jusqu’au Jugement Dernier.
La Sibérie et les terres extrêmes du continent, quelque part au bord des glaces, rares sont ceux qui y ont mis les pieds. Pour autant, l’imaginaire sur ces espaces perdus, désolés, est souvent des plus forts, occupant l’espace frontière entre la réalité, l’imaginaire et le rêve. Un rêve qui peut prendre des allures de cauchemar mais qui n’en est pas moins un rêve, avec ses ambiguïtés et ses énigmes. Il y a ainsi, quelque part vers les limites de la terre et de l’eau, de la lumière et de la nuit, de la civilisation et du néant, les rives de la mer d’Okhotsk, quelque part entre l’Alaska et le Japon, ces terres que l’on place aux deux extrémités de nos mappemondes, dans la marge que l’on oublie entre l’extrême est et l’extrême ouest.
Dans une librairie un livre qui attire irrésistiblement quelques lecteurs : En route vers Okhotsk. Un auteur anonyme caché derrière un pseudonyme, Misha Perm. Il parle de ce pays où il n’est peut-être pas allé… Mais vers lequel il a emporté quelques lecteurs. Car parfois il n’est pas nécessaire de se déplacer pour voyager. Le voyage n’est pas forcément un déplacement, nous le savons bien. Nous l’oublions aussi souvent. Okhotsk ou l’Alaska, il suffit sans doute de savoir que c’est quelque part… A partir de là…
A partir de là, les images, les mots, les vérités viennent. Impossibles à contenir, même incertaines, même « inutiles ».
Les pensées sont du vent. Non, pas du vent, dit-il, peut-être plutôt un feu qui ne réchauffe pas.
Okhotsk, ce n’est sans doute nulle part, quand bien même cela est aussi quelque part. C’est un lieu incertain qui se mêle à nos vies, qui se confond presque avec elles. Réalité ? Fiction ? L’une et l’autre deviennent incertaines. Incertaines et d’autant plus réelles.
Eleonore Frey nous emmène là où la fiction littéraire se confond avec la vérité du lecteur. De celui ou de celle qui écrit aussi. Les lecteurs les plus attentifs avaient peut-être découvert Etat d’urgence de la même auteure, traduit et publié il y a quelques années chez Fayard. L’auteure suisse, née en 1939, y dévoilait un univers à la frontière de l’imaginaire et du réel, évoquant les univers créés par des écrivains tels qu’Henri Michaux et Maurice Blanchot, qu’elle a par ailleurs traduits vers l’allemand (ainsi que Lewis Carroll). On y flirte avec le rêve et l’imaginaire en sachant bien que tout ça, ce n’est que… Ou plutôt que c’est, tout simplement de la littérature. Autant dire peu et beaucoup à la fois. Pour certains c’est tout, pour d’autres rien. Ou quasi. Et si tout simplement cela était ? Simplement. Aussi bête et illusoire, magique et obsédant, improbable et vrai qu’Okhotsk ? La blancheur de la neige n’est-elle pas aussi fascinante que celle de la page, même lorsqu’il n’y en a pas ? Surtout ?
Aux lecteurs qui voudraient voir Okhotsk, qui voudraient prendre la route pour Okhotsk, on pourrait prodiguer l’avertissement emprunté à une autre fiction littéraire et leur dire : il n’y a rien à voir à Okhotsk. Raison de plus pour y aller alors. Car les lieux où il n’y a rien à voir sont devenus si rares qu’ils en deviennent précieux. Des lieux sans spectacle, sans simulacre de civilisation. En plus, il suffit de lire pour s’y rendre…
Quelque part, il y a la blancheur, si nécessaire…
Aller en Sibérie, il ne faut pas le vouloir, dit-il. Tu ne peux même pas le vouloir. Pourquoi pas ? veut savoir Sophie. Parce que tu y es attiré, dit-il. C’est comme une blancheur qui t’aspire. Une blancheur ? demande Sophie. Elle t’aspire dit Robert. Toujours plus loin, plus profond, jusqu’au fond (…) Plus question de vouloir alors.
PS : Mention spéciale pour la traductrice Camille Lusher dont nous avions découvert le travail autour de l’œuvre d’un autre auteur suisse, Arno Camenisch (avec Sez Ner et Derrière la gare). Nous espérons la retrouver pour d’autres découvertes.
Marc Ossorguine
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