En remontant vers le Nord, Lilyane Beauquel
En remontant vers le Nord, janvier 2014, 235 pages, 18 €
Ecrivain(s): Lilyane Beauquel Edition: Gallimard
La trame est claire et épurée, à l’image d’un conte comme le qualifie du reste le bandeau. Mais c’est une histoire dense, avec des personnages intenses, qu’ils soient principaux ou secondaires. Au point que le lecteur, tout le long, suppose sans cesse un sens métaphorique qui ne se laisse pas aisément saisir.
Un pays nordique, à la fin du XIXè siècle. Sven, le narrateur, a fui sa vallée natale à l’âge de dix-sept ans. Pendant dix ans, il erre à travers le monde, étudie, devient ingénieur ; puis le voici de retour, chargé d’une mission : creuser un tunnel qui désenclavera ces vallées recluses.
Les tout premiers chapitres du roman décrivent avec un surprenant mélange de vigueur et de poésie la fuite de Sven puis ses retrouvailles avec le pays.
« Je partais.
Sur un coup de cornes fâchées contre le pays tout entier, montagnes, eaux, forêts et étendues d’herbe et de glace ».
« J’ai quitté la haute envolée de mes montagnes pour d’autres sommets et l’incertain tracé de la surprise ».
« Mon père, ses cheveux gris, griffure d’acier. On s’étreint sans un murmure, empaquetés dans le regard de ma mère devenue toute petite. Avec elle mon prénom prononcé comme à l’enfance, Sven et son souffle prolongé, cette sensation, fragile comme une ruine ».
La vallée à laquelle Sven s’est arraché, encore adolescent, n’est pas celle où son père est né, lui. Déjà celui-ci, autrefois, avait fait une semblable fugue radicale, quittant la vallée de ses ancêtres pour une autre ; laissant derrière lui, comme le reproduira son fils, sans aucun regard en arrière, parents et petite amie. Et comme un fait exprès, c’est précisément dans cette vallée-là, celle de ses ancêtres, que doit être creusé le tunnel. Heureux, enthousiaste, Sven refait en sens inverse le chemin de fuite de son père, (re)découvre des paysages qui le rendent lyrique – le lyrisme concret si l’on peut dire d’un homme qui croit au progrès.
« Des hommes et des hommes avant moi ont déballé leur regard sur ces sentiers et l’ont mis en bandeau sur les gorges, les courbes, les creux noirs et les sommets. Ils appartiennent à des mythologies dressées contre ce que j’avais atteint : les environnements inconnus, les chantiers aboutis, les édifices achevés, le béton et les rumeurs des villes ».
« Me voici tout près du premier temps des économes du monde, soucieux de leur survie ».
Cette joie face à la nature va être vite confrontée aux effets d’une existence depuis toujours autarcique, aux croyances têtues d’un monde où les hommes « vantent le pareil, le continué et le répété ». Sven découvre qu’il est d’un clan (les Landsen) et pas d’un autre (Les Zir ou les Minuscules), qu’il est héritier de rivalités ancestrales, de haines tenaces dont les causes ont été oubliées par tous. Ces montagnes qui ouvrent sur des horizons infinis enferment en réalité les hommes. Le monde ici est opaque. Des secrets, des rumeurs, des superstitions. Silke dont Sven tombe amoureux, au détour d’une phrase chuchotée par tel vieux, serait, en réalité, sa propre demi-sœur ; les incidents, petits ou grands, sur le chantier du tunnel sont attribués sans hésitation par les uns aux mœurs des autres.
« Les Oreilles-Bijoux sont accusés de ces événements, pour les avoir attirés par leur arrogance. Ils ont trop tiré sur la ligne tendue entre le ciel et la vallée ».
Le tunnel lui-même, bien que facteur d’agréables changements (salaires…) et même par moments d’espoirs heureux, est volontiers vu comme source de malheurs potentiels et imprécis.
Dieu est absent ici, dans ces vallées perdues. Les hommes sont entre eux ; ils recourent les uns et les autres à ce qu’ils ont sous la main, c’est-à-dire à eux-mêmes, au frère, à la sœur, au cousin, au voisin pour tenter confusément de conjurer leurs propres peurs et angoisses.
Obstiné, mine de rien, Sven n’est jamais longtemps déconcerté. Il est convaincu qu’un « tunnel perce la mauvaise part de la terre et de soi ». Et surtout, il nous le raconte avec un langage qui est une vraie réussite dans ce deuxième roman.
Théo Ananissoh
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