En pays assoiffé, Emna Belhadj Yahia (par Yasmina Mahdi)
En pays assoiffé, Emna Belhadj Yahia, juin 2021, 250 pages, 18 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Polydipsie
Emna Belhadj Yahia, née à Tunis en 1945, philosophe, écrivaine, membre de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït El Hikma et du Parlement des écrivains francophones, signe ici son nouveau roman, En pays assoiffé. Le récit débute à la manière d’un journal de bord, où une femme mûre, Nojoum, rapporte ce qu’elle a vu, fait et ressent, « moi qui rétrécis de jour en jour ». Dans les premiers temps de l’Indépendance, les femmes bourgeoises, parées, parfumées, vêtues de « satin cyclamen ou vert bouteille » vont au concert, ne travaillent pas, mais restent séparées de la gent masculine. « L’« immobilité forcée », « les portes (…) closes », « le rideau tombé », sont les termes de l’auteure pour planter le décor dans lequel elles évoluent, ou plutôt subissent le joug de la tradition. Pourtant, durant les heures où la Tunisie reprend ses droits et son autonomie, les femmes jettent leur voile et s’affirment. Le pays renaît, s’émancipe de l’odieuse tutelle coloniale, et en principe, les femmes profitent de ce vent de liberté.
Emna Belhadj Yahia ausculte sa terre natale, à travers les rituels d’une famille relativement aisée, sur plusieurs générations, note la disparité entre « la vie (…) habillée en rose » d’une fillette, « la cantatrice [qui] chante devant un parterre d’invitées rivalisant d’élégance. Paillettes, corsages échancrés laissant deviner la beauté d’une courbe, lourdes boucles d’oreilles et pendentifs assortis, cheveux permanentés, joues fardées », et les quartiers insalubres qui « puaient l’eau fangeuse (…) l’urine, les cadavres de chats (…) les latrines turques (…) la sueur et le tabac (…) la graisse de mouton [dans] les arrière-cours ». Les non-dits, les afflictions des anciennes, étaient tus car obéissant à la loi de la tradition patriarcale. Or Nojoum, née de la génération « émancipée », ressent une sorte d’amertume, « ne désire rien, regarde par la fenêtre et se voit passer parmi les autres, tous à la queue-leu-leu ». La grand-mère, l’aïeule, la conteuse, Mum’Beya, revient la hanter, la consoler, et l’attend au tombeau. L’école, l’apprentissage du français, la possibilité d’obtenir un diplôme, l’usage de porter des dessous à l’européenne, (« la gaine OrosdiBack »), semblent une promesse de libération durable. La protagoniste retourne ses souvenirs comme on retourne la terre d’une année sur l’autre, des pousses y germent, y meurent, et l’on oublie les années fastes des années stériles, ou on les confond. Les années Bourguiba augurent l’accession à toutes et à tous à la l’égalité, à l’instruction, afin de correspondre culturellement, économiquement aux pays européens, « se libérer du voile » et « se débarrasser de ce qui voile l’esprit ». La langue française est un « butin de guerre », comme l’affirmait le grand écrivain Kateb Yacine, et surtout agissant afin de contrer cet « arsenal de règles que la France humaniste avait décidé d’inscrire au dos de l’état civil de ses indigènes ».
Nojoum, devenue étudiante à Paris, redescend au pays, dans sa ville natale, qu’elle compare à « une forêt de bijoux sur le corps d’une longue femme endormie, vêtue de satin noir ». Elle accable également cette société « sans promesse » dans laquelle les adolescents se noient à cause d’images illusoires, « ce qui vrille la tête des paumés en proie à la soif, tournant dans les rues mal famées ». L’écrivaine cadre ses personnages, les analyse dans une distanciation brechtienne, néanmoins soucieuse de leurs aspirations. Un décentrement a lieu chez celles et ceux qui aspirent à partir à l’étranger. Les uns, lors d’un exil forcé, souvent fatal, les autres en vue d’étudier à l’université. Dans la majorité des cas, une population, issue de milieux pauvres, défavorisés, sombre dans la délinquance, ou pire, la toxicomanie. Abrogation fatale d’une jeunesse vive… « Comment fait-on pour enterrer un rêve ? », interroge Emna Belhadj Yahia.
Empli de bruit et de fureur, des signes de la consommation de masse, de la déferlante de la presse à scandale, du fléau des déchets, des bâtiments de standing en tous points semblables les uns aux autres, de clivages entre les générations, l’univers entier semble en proie « à la déréliction ». Simultanément, après les ravages de la drogue, une seconde intoxication abîme les esprits, celle des dérives religieuses, l’allégeance à l’État Islamique. Nojoum développe une réflexion ontologique, ayant failli mourir pulvérisée par une bombe (au moment de l’attaque sanglante du musée du Bardo, revendiquée par l’EI), et constate que « les plus beaux et les plus tristes de tes instants, vont s’envoler vers le néant absolu ». Emna Belhadj Yahia parle d’asphyxie, de polydipsie, d’une société qui se délite, menacée par quelques dangereux individus, qui se transforment en snipers fous massacrant des civils au nom d’une manipulation orchestrée par des criminels.
Notons quelques références historiques : le 13 octobre 2006, le Conseil consultatif proclame l’État Islamique d’Irak. D’idéologie salafiste djihadiste, l’EI se considère à partir de cette date comme le gouvernement légitime de l’Irak, aussi appelé Daech, organisation terroriste, militaire et politique. De l’été 2014 au printemps 2019, il forme un proto-État en Irak et en Syrie où il met en place un système totalitaire. Son essor est notamment lié aux déstabilisations géopolitiques causées par la guerre d’Irak et la guerre civile syrienne. En septembre 2014, un groupe de combattants menés par Gouri Abdelmalek, dit Khaled Abou Souleïmane, émir de la région centrale en Algérie, fait scission d’AQMI et rallie l’EI. Le groupe se nomme Jund al-Khilafa (Les Soldats du califat). Et, quelques jours plus tard, la katiba Okba Ibn Nafaâ, active en Tunisie et liée à AQMI, annonce apporter son soutien à l’EI.
La romancière soulève une problématique très intéressante, rarement abordée dans le monde arabe : la corrélation avec l’inexistence du théâtre, de la tragédie, et le refoulé des pulsions cathartiques, « un rendez-vous manqué » de la civilisation arabo-musulmane. D’autre part, le passif entre Orient et Occident ne remonte pas aux guerres coloniales mais à la propagande autour de la Bataille de Lépante, à la diabolisation des Maures et des Musulmans, leur éviction des livres d’histoire (sans doute griefs plus anciens, dès la proclamation de l’Islam), jusqu’au délire du « grand remplacement ». Emna Belhadj Yahia recoud les fils cassés des événements, les raccorde entre « générations passées » comme ces « synthétiques (…) Tergal, nylon, élasthanne, acrylique, polyester [qui] n’ont pas besoin d’être trempés, leurs fibres ne boivent ni ne rétrécissent ».
Yasmina Mahdi
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